Entendre des œuvres relevant du répertoire lyrique à l’Auditorium constitue invariablement un indicible bonheur. D’abord parce que préserver le genre du cadre anxiogène et dépressogène de l’Opéra de Lyon autorise à s’aérer l’esprit ; ensuite cela permet de fuir les élucubrations des metteurs en scène fanfarons, constamment drapés dans les oripeaux de leurs solipsistes génies, désormais incrustés tels des chancres syphilitiques Place de la Comédie. Rien de tel ici, où une judicieuse mise en espace confiée à Thomas Hampson (qui interprète aussi Don Alfonso) vient garantir une vraie restitution de l’œuvre, comme de ses enjeux.
Nikolaj Szeps-Znaider ne se départira pas d’un dynamisme primesautier
Que Nikolaj Szeps-Znaider choisisse Così fan tutte se justifie d’autant plus que la partition – quintessence de l’art mozartien à la scène – se réduit à six solistes et un chœur mixte d’une vingtaine de pupitres, ce qui n’est, assurément, pas le cas pour les deux autres volets de la trilogie conçue avec la complicité de Lorenzo Da Ponte.
L’effectif de vingt-sept cordes dénombrées (sauf erreur) nous place très près de celui requis pour la création au Burgtheater de Vienne1. L’ouverture permet d’emblée une juste perception de la vision du chef : légère mais non dénuée du poids indispensable, possédant du corps mais sans lourdeur, avec des accentuations sur les temps forts bien marquées et fermes. Toute l’exécution le confirmera sur la durée : rien d’empesé dans cette conception proche, en esprit, d’un Carlo Maria Giulini. Distinguée dans les moments de méditation ou réflexion douce-amère, débridée dans les pages de comique grinçant. Avec des violons élégamment menés par Giovanni Radivo et Jacques-Yves Rousseau, l’ensemble soyeux des cordes affiche une belle franchise. La percussion use des timbales dites d’époque, les bois de rêve exhibent une enivrante rondeur – flûtes et hautbois solos pulpeux de Mesdames Emmanuelle Réville et Clarisse Moreau en tête – tandis que les cuivres, épatants, font dans la dentelle. Les ensembles donnent satisfaction, malgré des choix très personnels, tel un « Soave sia il vento » moins retenu que de coutume, plus charnel mais convaincant (après tout, l’indication de tempo est bien Andante). Un sommet : l’échiquier sonore du sextuor « Alla bella Despinetta » qui chemine magistralement, déployant ses figures et ses griffes avec fluidité. En admettant que le Finale I pourrait être mieux architecturé vers « Son effeti ancor del tosco… », jusqu’au Finale secondo, Nikolaj Szeps-Znaider ne se départira pas d’un dynamisme primesautier, allié à un classicisme perspicace. Ce, tout en agrégeant une influence positive, perceptiblement bien reçue et comprise, en provenance des ensembles ou interprétations “historiquement informés”.
Après avoir ajouté que le chef souscrit au principe d’ornementations discrètes, stylistiquement appropriées chez ses chanteurs, émettons un seul regret. Il concerne les deux coupures “à l’ancienne” : d’abord le pourtant bref duo des officiers « Al fato dan legge » au I, ensuite l’ample air de Ferrando « Ah ! Lo veggio, quell’anima bella » au II, sans doute pour des raisons conjoncturelles. En revanche, mille compliments au jeune Chœur de l’AO, doté en saines voix, féminines comme masculines, d’étonnante prestance et d’une remarquable netteté.
Ici, la gestique se révèle constamment en osmose avec la progression du discours
Certains auditeurs présents – dont votre serviteur – se souviennent encore de l’émoi suscité par les débuts lyonnais de Thomas Hampson, en Figaro du Barbiere di Siviglia rossinien2. Le retrouver quatre décennies plus tard, auréolé d’une gloire conquise au fil d’une carrière internationale exceptionnellement bien conduite, suscite un véritable saisissement.
Évoquons d’abord sa mise en espace (fait étrangement révélateur : nous avons failli écrire, très spontanément, « mise en scène » !). Au diable toutes les relectures prétentieuses et d’une affligeante vacuité. Ici, la gestique se révèle constamment en osmose avec la progression du discours littéraire et musical. Quelques accessoires suffisent pour créer l’ambiance : un flacon, une tablette sur laquelle on pose le montant du pari dès la scène initiale, un plateau de service et les tasses de chocolat pour Despina, le médaillon au (gros !) petit cœur offert par Guglielmo…etc. Tout fonctionne, y compris l’arrivée des fiancés travestis en “Albanais” : lunettes de soleil, casquettes, smokings troqués contre des tee-shirts… de l’Olympique lyonnais… ! Or, non seulement cela s’avère désopilant mais, de surcroît, l’on flirte sur le fil du rasoir avec le grivois… sans jamais sombrer dans la vulgarité pour autant ! Du grand art !
Reste la délicate question des récitatifs, coupés aux trois quarts. Pour compenser leur absence (car, pour l’essentiel, l’action avance dans leur substance), l’on opte pour des textes de liaison servis par un récitant. Antoine Raffalli s’acquitte mieux que bien de sa tâche, installant même chaque tableau dans son cadre de façon très vivante, avec un texte reprenant pour partie ou condensant les didascalies du livret. Toutefois, les redites par rapport aux parties chantées conservées (et surtitrées3) forment souvent pléonasme. Autant le procédé fonctionnait bien pour Die Fledermaus de Johann Strauss en janvier 2022 – s’agissant alors de suppléer aux dialogues parlés – autant, en l’espèce, se priver du récitatif secco dans de si importantes proportions nuit un tantinet au rythme naturel de cet autre type d’ouvrage à “formes closes”. Sans compter tous les sous-entendus très spirituels dont on se prive, certaines lignes de récitatifs escamotées conservent une physionomie très mélodieuse, comme la réplique d’Alfonso, du II scène 9 : « Venite, io spero mostrarvi ben, che folle è quel cervello che, sulla frasca ancor, vende l’uccello ! », avec son ironique trille conclusif. À méditer pour l’avenir.
Thomas Hampson incarne aujourd’hui idéalement Don Alfonso
Construite autour de deux artistes confirmés encadrant quatre chanteurs encore en devenir mais plus que prometteurs, la distribution vocale présente maintes séductions.
Maître d’œuvre du projet, Thomas Hampson incarne aujourd’hui idéalement Don Alfonso, dont le personnage souffre souvent de se voir confié à des artistes trop jeunes qui affadissent le propos. Acteur consommé, à la gestique d’un naturel inné, le baryton américain conserve des moyens imposants, avec une projection format Metropolitan Opera de New York. Reste que la prononciation italienne ne paraît pas ce soir sous son meilleur jour, avec quelques erreurs dans les accords sur les genres masculin et féminin et un petit accident / oubli du texte dans « E voi ridete ? » au I, heureusement vite rattrapé, avec un immense professionnalisme. Sinon, quelle présence vocale et quel timbre, quel cantabile : un violoncelle !
Idéalement appariées, riches d’étoffe, les Fiordiligi et Dorabella de Mandy Fredrich et Rachel Frenkel emportent l’adhésion, malgré des triples croches autant qu’un débit syllabique rapide à perfectionner identiquement dans le Finale I (alors que leurs vocalisations dans le duo « Prenderò quel brunettino » s’avèrent excellentes). La première, classieuse, nullement gênée aux entournures, séduit immédiatement par une impeccable maîtrise de la messa di voce. La pierre de touche que constitue inéluctablement le récitatif accompagnato « Temerari ! » et l’aria subséquente « Come scoglio » se trouve affrontée avec une impavidité et une consistance péremptoire dans tous les registres, graves compris (là où le bât blesse souvent d’ordinaire), que nous n’avions pas entendues depuis longtemps. Le rondò du II « Per pietà, ben mio, perdona » sera certes plus surveillé, constamment sous contrôle et gagnerait à acquérir un supplément de naturel (les si et la en-dessous de la portée sonnent encore avec une prudente application). Mais quelle autorité ! Quel aplomb !!!
Dorabella tout aussi consistante, dotée d’un organe fruité, généreux, Rachel Frenkel demeure constamment stylée. Rarement nous entendîmes un « Smanie implacabili » si ravageur, auquel manquent seulement quelques consonnes çà et là. Elle ne fait qu’une bouchée de « Amor e un ladroncino », délectable au possible, assorti d’inflexions friponnes voire ravageuses.
Yannick Debus fait chavirer la salle en Guglielmo
Leurs fiancés Guglielmo et Ferrando sont d’abord un régal de complicité, les voix s’accordant à merveille dès les trios initiaux : richesse des harmoniques, timbres superbes ! Le baryton Yannick Debus enchante aussi par ses dons de comédien, dans un « Non siate ritrosi » anthologique, colorant chaque mot avec intelligence. S’il n’est pas évident que l’air alternatif « Rivolgete a lui lo sguardo » – plus exigeant techniquement – lui convienne aussi bien, il déploie un phrasé souverain dans le duo « Il core vi dono ». Déjà, sa stature sonore dévoile la fibre d’un Don Giovanni versant juvénile. Rouspéteur à souhait mais toujours distingué de ligne, il fait chavirer la salle dans un « Donne mie la fate a tanti » truculent en diable.
En Ferrando, Leonardo Sánchez ne manque pas d’attraits. Toutefois, son interprétation le révèle parfois contraint dans cet emploi, à l’image d’un costume trop étroit enfilé à la hâte. Excessivement lyrique, « Un’ aura amorosa » parfois court en souffle, dépourvu de trille net sur le « porgerà » terminal, mériterait un approfondissement question finesse et nuances, car ici proposé stylistiquement plus proche du Bel Canto romantique que de la Vienne classique. En admettant que l’on aimerait entendre ce ténor dans Bellini, Donizetti ou Mercadante, le véhément « Tradito, schernito ! » à l’acte II confirme rationnellement nos supputations, car il s’inscrit davantage dans son arbre généalogique.
Gardons pour la bonne bouche la Despina de Patricia Petibon, remplaçant Barbara Frittoli initialement annoncée. Tonique, dans son élément naturel avec ce rôle en or de servante délurée, presque taillé sur mesure pour elle, la soprano française n’a qu’à paraître – qui s’en étonnera ? – pour brûler les planches. Osons la définir “déchaînée avec retenue” (donc, d’autant plus piquante !). Expressive sans virer dans le travers expressionniste, gentiment démoniaque, elle s’impose en seconde maîtresse du jeu à partir d’un « In uomini ? In soldati ? » qu’on n’avait plus entendu aussi craquant depuis… Norma Burrowes au festival d’Aix-en-Provence 1980 !!! Inventive côté variantes cadentielles, surtout dans « Una donna a quindici anni », convaincante à 99% sur tout le parcours, Petibon demeure juste un peu chiche question maquillage vocal dans ses incarnations temporaires du docteur et du notaire. Mis à part cela, une incarnation épatante, mieux : mémorable !
Merveilleuse conclusion, avec un auditoire en liesse, pour ce Così fan tutte / Così fan tutti [sic !], où l’authentique dimension théâtrale en musique reprend enfin tous ses droits. Voilà ce dont le public, lassé par un trop-plein d’inepties visuelles en d’autres lieux, ressent l’urgente nécessité : retrouver l’esprit de l’opéra, du vrai ! Souhaitons ardemment que les clairvoyants responsables de la programmation maison nous réservent d’autres surprises aussi belles, dans le même entendement, pour les saisons futures.
Patrick FAVRE-TISSOT-BONVOISIN
26 mai 2024
1 La confusion restant encore excessivement fréquente, précisons bien qu’en 1790 il ne s’agit pas de l’actuel Burgtheater, situé sur le Ring, édifié par Gottfried Semper et Karl von Hasenauer, inauguré seulement en 1888. À la fin du XVIIIème siècle, le Burgtheater, remplissait aussi la fonction d’opéra impérial. Il était situé à droite de l’aile Nord-Est du Palais de la Hofburg, sur la Michaelerplatz et donnant sur le Kohlmarkt. Plusieurs gravures ou lithographies le représentent.
2 En 1981, à l’Opéra de Lyon, pas encore “jeannouvelisé”.
3Tel n’était pas le cas pour la cantate Le Retour de Virginie de Bizet le 3 mai dernier. Il serait bon de veiller à systématiser le procédé pour les partitions profanes à textes chantés.
Direction : Nikolaj Szeps-Znaider
Mise en espace et Don Alfonso : Thomas Hampson
Fiordiligi : Mandy Fredrich
Dorabella : Rachel Frenkel
Ferrando : Leonardo Sánchez
Guglielmo : Yannick Debus
Despina : Patricia Petibon
comédien : Antoine Raffalli
Orchestre national de Lyon