Réunir en un même concert Beethoven et Schumann concrétise plus qu’une évidence. Outre la filiation esthétique et l’admiration du disciple spirituel pour son modèle, un lien fortuit plus subtil se révèle. Quand le rhénan devient viennois, passant les deux tiers de son existence sur les rives du Danube, le Saxon Schumann termine la sienne sur celles du Rhin. Tous deux viscéralement novateurs, ennemis d’une confortable routine, ils constituent d’incontournables références pour tout créateur actuel. Par conséquent, la présence d’une page contemporaine en début de programme justifie sa raison d’être. Mais, de surcroît, qu’elle soit attrayante… ravit le public !
L’ouvrage atteste d’une réconciliation croissante du public avec la création contemporaine
Actuel compositeur en résidence pour l’Auditorium–Orchestre National de Lyon, né en 1989, Grégoire Rolland affiche déjà un brillant parcours, à la fois comme organiste et artiste créateur, non seulement d’une grande culture mais, aussi, d’une authentique sensibilité. En première mondiale, nous entendons ce soir Omoï, dans sa mouture orchestrale1. Dédiée aux victimes du tsunami qui entraîna la catastrophe de Fukushima en 2011, l’œuvre s’avère modeste en proportions mais captivante. Son titre nippon peut se traduire par “souvenir”, voire “réminiscence”. Elle a pour assise le chant traditionnel japonais Furusato, se référant au lieu chéri [quasi équivalent du Locus amœnus latin] où l’on naît et grandit. Découvrant sa teneur ce soir (NB : et non son écriture, que nous n’avons pu consulter), notre évaluation portera donc sur les seules sensations qu’elle procure et non sa qualité d’exécution. Entamé par les altos, flûte, clarinette, percussions métallophones, le propos se développe sur un tempo modéré, exhalant une ambiance envoûtante d’inquiète sérénité (oxymore qui vient spontanément à l’esprit). Progressivement, les autres pupitres entrent en lice, dans une architecture constamment limpide. Moult procédés éveillent l’ouïe, dont un ostinato des bois aigus, sur lequel d’autres matériaux prennent leur élan. Un insolite trouble, tel un calme avant la tempête, s’empare d’une perception objective, entraînant un très positif effet lénifiant. L’auditoire accède alors à une apesanteur fascinante, fait confirmé par les impressions recueillies à l’entracte. La plus unanime sera à méditer : depuis Camille Pépin, cet ouvrage atteste d’une réconciliation croissante du public avec la création contemporaine.
Bronfman habite le discours avec distinction, sans afféteries ni sentimentalisme incongrus
Le rendu des accords initiaux autant que l’introduction rapsodique du soliste annoncent la couleur : nous aurons ce soir la chance d’entendre une interprétation nerveuse, dynamique du Concerto N°5 pour piano en Mi bémol Majeur Opus 73 dit “L’Empereur“. Rappelons à quel point cette rudesse, d’une physionomie farouchement belliqueuse, s’inscrivait idéalement dans la conception beethovénienne. Cordes incisives, timbales percutantes, bois volontaires, cuivres impérieux, contrastes dynamiques outrageusement accentués dès l’introduction : tout cela nous éloigne des kyrielles d’exécutions ronronnantes entendues depuis près d’un demi-siècle, y compris ici-même. Coté soliste, deux y furent exceptionnelles, se situant d’ailleurs dans le cadre d’intégrales : Krystian Zimerman sous le règne d’Emmanuel Krivine, puis Radu Lupu à l’époque de Jun Märkl2. Avouons que celle délivrée par Yefim Bronfman se place sans coup férir en troisième position dans ce palmarès. Sachant allier vigueur et délicatesse, le pianiste surprend agréablement en ce qui concerne la précision. L’entente semble complète avec Nikolaj Szeps-Znaider, qui ne bride pas sa phalange, ayant compris la dimension symphonique d’une partition aussi capitale dans l’évolution stylistique du genre concerto.
La juste pulsation obtenue jusqu’alors n’augure pas forcément un Adagio un poco mosso tutoyant les cimes. Pourtant, nos protagonistes nous maintiennent au sommet sans efforts palpables, telle une évidence. Main de fer dans un gant velouté, Bronfman habite le discours avec distinction, sans afféteries ni sentimentalisme incongrus, tandis que le chef maîtrise ses troupes, investissant chaque mesure jusqu’au moindre pizzicato, ce qui a valeur de signe. La transition avant l’Attacca subito du Rondo conclusif atteint cette consistance apte à vous saisir là où l’on s’y attend le moins. Moins conquérant que coutumièrement, dénué d’esbroufe, il aura rarement sonné aussi musical, tout simplement ! Avis à qui se leurre en chinant un émoi larmoyant dans ces pages où Beethoven laisse parler tout son orgueil naturel : mieux vaut passer son chemin ! En Bis, l’Arabeske en Ut Majeur Opus 18 de Schumann le confirme, demeurant dans une optique plutôt virile, fuyant les lieux communs, sans exclure la tendresse.
La maîtrise notable des ruptures rythmiques mérite l’éloge
Longtemps, parmi les quatre symphonies achevées de Schumann, seule la dernière trouva grâce aux yeux des programmateurs lyonnais. À partir des années 1980 les auditions des trois autres prirent un véritable essor, certains directeurs musicaux de l’O.N.L s’offrant même une intégrale durant leurs mandats. Seule la Symphonie en sol mineur WoO 29 dite “Zwickau“, prometteuse composition juvénile dont seuls les deux mouvements initiaux furent entièrement écrits par l’auteur, n’a jamais – sauf erreur – eu droit à la moindre chance en ces murs3.
Ici même, l’absolu chef-d’œuvre que représente à notre sens la Symphonie N°3 en Mi bémol Majeur Opus 97 “Rheinische” [Rhénane] connut de belles interprétations. Nous attendions avec intérêt la vision qu’en a Szeps-Znaider. Elle s’avère, pour le moins, atypique. Ainsi, l’attaque du Lebhaft [Vif] surprend moins par son ampleur sonore justifiée ou son allure musclée que par sa célérité frisant la précipitation, au point d’engendrer quelques sonorités confuses. Toutefois, nous avouons préférer cette urgence inattendue aux lectures anémiées. Autre surprise : malgré un effectif consistant en cordes, le chef dégraisse et ne produit jamais cette pénible sensation d’épaisseur indigeste trop fréquemment associée à Schumann en totale méconnaissance de cause. Seul pose sempiternellement problème le passage à compter de la 130ème mesure, où les altos et violoncelles souffrent d’un relief insuffisant pour atteindre cette envoûtante fluidité liquide obtenue, il est vrai, par le seul Rafael Kubelík au disque4.
Ce détail excepté, quand tous les pupitres resplendissent à un tel degré, nous décernons, après délibéré, la palme aux cors, magistralement servis par Gabriel Dambricourt, Manon Souchard, Grégory Sarrazin et Paul Tanguy. Le Scherzo suscite ensuite une légitime interrogation : le chef aurait-il une prédilection pour la gravure de Wolfgang Sawallisch ? La physionomie commune reste troublante. Les traits ondoyants suggèrent la navigation sur un Rhin fougueux. Euphorisant !
Le Nicht schnell central évolue dans le climat chambriste approprié mais d’un franc relief. Avec 5’15’’, le Feierlich talonne Gardiner en empressement, mais conserve assez de pompe (c’est ici un compliment !) pour évoquer dignement le Kölner Dom. Dans le 5ème mouvement, abordé avec vivacité, notre maestro peut-il ce soir rejoindre l’idéal d’un Leonard Bernstein ou d’un Zubin Metha ? Face à ces deux stars, il s’en tire plutôt bien, moyennant un contrôle technique bridant un tantinet l’émotion. Néanmoins, la maîtrise notable des ruptures rythmiques mérite l’éloge. Enjouement et riches coloris prophétiques obtenus annoncent parfois le postromantisme, de façon inédite. Voilà qui justifie que l’on soit subjugué – sinon profondément touché – par une conception faisant foin des séductions démagogiques… !
Patrick FAVRE-TISSOT-BONVOISIN
20 février 2025
1 Jouée le lendemain par Mélodie Michel, la mouture originale fut conçue pour orgue seul.
2 La série étant, ce nonobstant, intégralement dirigée par Lawrence Foster, chef invité pour la circonstance.
3 Rappelons qu’elle fut défendue au disque par Inbal [Philips] puis Gardiner [Archiv]. Il n’y aurait donc rien d’indigne à la réévaluer.
4 Et encore, attention : pas dans sa gravure DGG avec les Berliner Philharmoniker mais celle de CBS avec la Bayerischen Rundfunk !