Nathalie Stutzmann ayant déclaré forfait pour problèmes de santé moins d’une semaine avant ce concert dédié uniquement à Chostakovitch qu’elle devait diriger, l’équipe artistique de l’Auditorium trouve une issue constituant mieux qu’un accommodement : la solution idéale ! Déjà reçu par Lyon, Kirill Karabits se produisit dans ses deux maisons musicales principales. En mars 2007 il brilla ici-même dans la partie princeps d’un concert joignant Prokofiev à Stravinsky, mais la seconde prouva sa sévère inadéquation avec Beethoven1. Par la suite, ses prestations à l’Opéra s’avérèrent inégales. En décembre 2009, nous saluâmes sans réserve sa splendide réussite dans Moscou, Tcheriomouchki de Chostakovitch. Puis, en mai 2010 dans un concert – à la marge du festival réunissant les légendaires productions de Peter Stein pour Mazeppa, Eugène Onéguine et La Dame de pique – il laissa une impression mitigée dans des pages de Mozart et Tchaïkovski, tandis qu’il retrouva ses marques en défendant le trop rare Mozart & Salieri de Rimski-Korsakov2. Une évidence s’imposa dès lors : guère à l’aise dans le Classicisme et le Romantisme, le chef ukrainien excelle dans le répertoire du XXème siècle !
Edgar Moreau, un artiste désormais mûri, dont la conviction ne cesse de croître
En guise de portique à la soirée, Karabits ajoute au programme officiel un cadeau : le poème-nocturne Ange, écrit en 1912 par le compositeur ukrainien Théodore Akimenko (1876-1945), que nous découvrons avec un vif intérêt. Tonale mais ouverte aux dissonances discrètes, la pièce offre aussi des traits surprenants, soutenant constamment l’attention. Orchestration recherchée, associations raffinées de timbres, usage modéré d’ostinatos, climat envoûtant semblant synthétiser les apports de Glazounov et Scriabine dans des choix particulièrement heureux… l’ensemble contribue à instaurer une ambiance délicatement mystérieuse, prodigue en sources d’apaisement. Une jolie découverte qui donne envie d’en savoir plus sur l’auteur.
Lui succède le Concerto pour violoncelle N°1 en Mi bémol Majeur Opus 107 de Dimitri Chostakovitch, avec Edgar Moreau en soliste. Sans peine l’on imagine le poids moral sur ses épaules, en raison des illustres virtuoses qui l’ont précédé dans cet ouvrage, dont rien moins que Mstislav Rostropovitch, son dédicataire. À peine installé, Edgar Moreau échange un coup d’œil complice avec le chef et attaque subitement sa partie. Sa prestation laisse percevoir une forte maîtrise en technicité, tout en tenant un peu en lisière la rustique bonhomie inhérente au motif conducteur, acronyme du compositeur. La progression au sein de l’Allegretto révèle un gain en assurance, autant qu’une richesse timbrique alliée à un confortable volume sonore.
Karabits parvient à modeler la phrase initiale du Moderato comme rarement, secondé par des cordes somptueuses et le généreux cor solo de Guillaume Tétu. Moreau s’implique ici pareillement au mouvement précédent, donnant libre cours à une nostalgie élégiaque, sans le moindre alanguissement. Aucun doute : nous voici captés par le jeu intense d’un artiste désormais mûri, dont la conviction et la compréhension intime des pages qu’il sert ne cessent de croître. Relevons à ce titre la pureté des sons harmoniques sur la corde de la dans le dernier segment, dialoguant à merveille avec le célesta comme dans une fantasmagorie.
Constats confirmés dans la Cadenza, dont la grasseyante âpreté comble l’attente. Les brefs épisodes exposant une simultanéité des traits d’archet avec les pizzicatos sont ici parfaitement défendus et d’un franc relief. Nous soulignons ce détail à dessein, tant nous les entendîmes jadis distants voire anodins, même chez certaines stars du violoncelle. Cette ferveur profite à l’enchaînement avec l’Allegro con moto conclusif. Moreau y déploie une pyrotechnie de haute école, tandis que Karabits – en visible et totale adéquation avec lui – encadre ses évolutions au cordeau. L’on savoure notamment son choix d’un tempo plus retenu que la moyenne dans cette périlleuse conclusion qui, du coup, perd toute propension à une navrante cacophonie brouillonne, naguère relevée chez des chefs trop décontractés ou excessivement fougueux.
Karabits effervescent, quasi possédé, transmettant à sa phalange une frénésie où, indéniablement, surabondent les prises de risques
Parmi les symphonies de Chostakovitch, plusieurs n’ont, à ce jour, pas encore connu leur création lyonnaise, dont l’angoissante 13ème “Babi Yar”. En revanche, d’autres reviennent souvent à l’affiche, dont la 10ème, talonnée par la présente 5ème en ré mineur Opus 47 en nombre d’auditions céans. Notons toutefois que sa création lyonnaise n’eût lieu qu’en 19803.
L’attaque violente du 1er mouvement par Karabits saisit l’auditoire. Sa conception répond à trois caractéristiques dominantes : à la fois ample, incisive et d’une totale clarté. Décelable dans le Moderato, elle investit ensuite l’entrée de l’Allegro, rarement entendu aussi résolu. Sur un plan purement technique, la définition des plans s’avère parfaitement stratifiée, la mise en place inattaquable. Sur le fond, le caractère implacable de la progression doit tout à la maîtrise absolue d’un chef bouillonnant, frisant la transe, mais conservant l’indispensable contrôle ad minima. À ce titre, le sens des dynamiques se conjugue à une fine observation des nuances.
Dans le célébrissime Allegretto, il trouve, telle une évidence, le tempo giusto, sans traîner ni presser à l’excès. De cet équilibre idéal participent chaque pupitre d’un O.N.L survolté : cordes incandescentes, cuivres impérieux, bois sarcastiques à souhait et percussions à la fête.
Après ce sommet interprétatif, rien de plus ardu que réussir le Largo, lot le moins payant dans la partition (du moins spontanément), lieu fréquent d’enlisement, même sous d’illustres baguettes. Or, Karabits transforme l’essai, nous maintenant perpétuellement en éveil, obtenant des sonorités languides, presque fantomatiques voire lugubres, où l’évocation stalinienne et sa chape de plomb offrent des résonances tristement actuelles. L’acmé du Largo atteint une fascinante intensité, prenant assise sur des cordes jouant comme si leur vie en dépendait, irradiantes d’une énergie du désespoir peu courante. Pourtant, la délicatesse n’est pas en exil. En atteste une section crépusculaire aux violons II d’un franc relief, conduits ce soir par Thomas Gauthier, premier chef d’attaque perspicace au possible.
L’on s’attendait à une éruption pour l’Allegro non troppo terminal… nous avons droit à un typhon : direction au scalpel d’un Karabits effervescent, quasi possédé, transmettant à sa phalange une frénésie où, indéniablement, surabondent les prises de risques, mais qui, au terme d’un parcours embrasé, permettent le décrochement d’un glorieux trophée amplement mérité. Implication et vaillance généralisées autorisent même une pénultième cellule intimiste captivante, avant la phase conclusive d’une folle intensité mais solidement architecturée. Gérant la texture avec art, Karabits se hâte lentement, réussissant un crescendo parmi les plus accomplis que nous ayons jamais entendu dans cette œuvre précise, tant sur le vif qu’au disque. Hallucinant !
Touché de façon épidermique, le public réserve un authentique triomphe aux exécutants. Assurément, un temps fort de cette saison, qui restera longtemps inscrit dans les mémoires chez les mélomanes avisés.
Patrick FAVRE-TISSOT-BONVOISIN
19 décembre 2024
1 Confer critique de Patrick F-T-B dans la Revue N°8 de l’Association Beethoven France & Francophonie, 2d semestre 2007, page 102.
2 Toutes ces soirées furent, en leur temps, chroniquées par Patrick F-T-B sur Lyon-Newsletter.com.
3 Sous la direction de Claude Gaultier, alors assistant de Serge Baudo.