Les invitations adressées à Madame Simone Young pour venir diriger l’O.N.L suscitent invariablement notre prédilection. Ce, d’autant plus lorsqu’elle surprend par le choix des compositeurs présentés. Certes, l’on s’échinera vainement à chercher une justification dans l’assemblage des ouvrages proposés ce soir (fond ou forme atypiques dans les productions de chaque auteur ? Associer Tchaïkovski à la France, destination qu’il privilégiait autant que l’Italie pour ses nombreux séjours hors de la Russie… ?). Peu importe l’absence d’un flagrant fil conducteur, si les points d’attractivité se situent ailleurs : découverte et interprétation habitée. Tel est le cas ce soir.
Assurément, l’articulation apparaît ici plus ferme que chez d’autres, le geste plus volontaire
Autant l’exposer clairement en allant droit au but : après une célébration du bicentenaire de la naissance de Lalo inexistante en 2023, la commémoration du centenaire de la mort de Gabriel Fauré en 2024 fut chichement marquée à Lyon. Les légitimes espérances d’entendre autre chose que les pages majeures ressassées furent déçues. Par exemple, pourquoi n’avoir pas demandé à un pianiste français sensible – tel François Dumont – d’interpréter les deux partitions pour piano et orchestre laissées par le maître ariégeois ?1 L’on se rattrape à présent.
Simone Young nous a habitués à servir des plats sonores si roboratifs, si amples et consistants (Wagner, Bruckner, Mahler, Respighi…) que l’on n’attendait guère, a priori, une adéquation avec les miniatures fauréennes des Masques & Bergamasques Opus 112. Les clichés ont la vie dure, car nous faisons notre mea culpa. Assurément, l’articulation apparaît ici plus ferme que chez d’autres, le geste plus volontaire. Néanmoins, toute la finesse d’une écriture française inscrite dans la lignée des Saint-Saëns et Bizet trouve à s’épanouir sans que l’on ne songe jamais à un “hors sujet”. Après une Ouverture alerte, la pierre de touche qu’incarne le Menuet ne frustre en rien. Plus charpenté qu’avec Emmanuel Krivine jadis, moins retenu, il n’en offre pas moins question délicatesse. Tout au plus, pourrait-on trouver la parure plus virile, ce que confirme d’ailleurs une Gavotte davantage rustique que d’ordinaire, avec des temps forts très marqués. Pourtant, l’observation assidue des nuances dynamiques profite aux subdivisions, tout autant qu’une battue allégée, où la Maestra s’abandonne même à une gestique espiègle. L’opalescence nécessaire restituée dans l’Andante tranquillo d’une Pastorale conclusive quasi idéale, en coloris comme en équilibre, aboutit à des moirures traduisant un bon entendement stylistique. L’articulation, fluide mais piquante, n’exclut pas une palette rejoignant Watteau.
Le vocabulaire et la grammaire demeurent inlassablement personnels
Jusqu’à ce jour, toutes les créations produites par Madame Camille Pépin nous conquièrent (La Source d’Yggdrasil, Laniakea, Les Eaux célestes… notamment). Inspiré de Paul Éluard, Le Sommeil a pris ton empreinte adopte la forme du concerto pour violon. Créé au printemps 2023 à Radio France, il parvient ce jour à l’Auditorium / O.N.L, co-commanditaire avec la Maison de la Radio et le Sydney Symphony Orchestra. Or, à la faveur d’une première écoute attentive, tout confirme notre ressenti antérieur vis-à-vis d’une insigne jeune compositrice.
Dès l’introduction archaïsante dévolue au soliste, nous voici happés. L’intérêt suscité ira croissant au cours d’un déroulement séduisant. Dans l’intimité comme dans les effusions, le matériau fait fi des formules éculées, rabâchées par une avant-garde qui a sombré dans le néo-académisme. Ayant toujours quelque chose à exprimer, les évolutions des protagonistes profitent d’un discours constamment clair, lisible, imaginatif, en deux mots : vraiment créatif !
Question interprétation, admettons, inévitablement, qu’il s’avère inconfortable pour le critique d’évaluer la juste restitution d’une partition qu’il n’a pu consulter préalablement2. Toutefois, l’implication tangible des exécutants constitue la meilleure preuve d’un accomplissement. Ainsi, Renaud Capuçon subjugue par l’intensité atteinte dans ses nombreux épanchements. Ses partenaires se montrent perceptiblement concentrés, fervents et empathiques. Mrs Young impressionne, quant à elle, par la métrique d’une battue techniquement précise et accrocheuse.
Constat formel inattendu : loin de suivre l’option ouverte par Mendelssohn d’enchaîner les mouvements, Camille Pépin opère des césures. En deuxième position, Le temps déborde, instaure une ambiance hypnotique, totalement fascinante. Quand bien même l’on décèle certaines influences – conscientes ou non ? – (Respighi, Enesco, Prokofiev…), le vocabulaire et la grammaire demeurent inlassablement personnels. Itou pour la palette profuse dans l’association des timbres, des climats. En 4ème position, Le Phénix introduit une atmosphère ensorcelante, onirique, dont on souhaiterait ne plus s’extraire. Pour couronner l’ensemble, l’on n’oubliera pas de sitôt les glissandos ou doubles cordes d’un Capuçon en grande forme, ni son jeu nacré sur le chevalet dans la section conclusive. Temps suspendu… envoûtement !
Simone Young s’adonne à l’euphorie, enivrée par les sonorités d’une phalange au zénith
De l’opinion exprimée par la plupart des grands chefs dont nous pûmes recueillir l’avis, la 4ème en fa mineur, Opus 36 s’avère la plus ardue à diriger des symphonies de Tchaïkovski3. Liée à l’explosion d’une crise personnelle terriblement humaine vécue par le compositeur, elle expectore, au gré de pages souvent violentes, les tourments d’un créateur jamais apaisé sur le long terme. Exigeante, pour tous les pupitres, elle éprouve spécialement les cuivres, dès l’incipit du mouvement initial, clamant le Leitmotiv d’un destin fatidique crucifiant. L’on s’en doutait : Simone Young nous immerge d’entrée au cœur d’un drame psychologique destructeur, où extraversion débridée et introversion pathologique alternent implacablement, sans trêve. Si les cordes fiévreuses ou les bois effervescents se hissent aisément à la hauteur des enjeux, rendons le plus chaleureux hommage aux pupitres de cuivres, ce soir crânement volcaniques. Hormis nos cors – chroniquement impeccables, réitérons-le – accordons maints lauriers aux pugnaces trompettes (Eugenio Carreño, Arnaud Geffray, Michel Haffner), trombones (Fabien Lafarge, Frédéric Boulan, Mathieu Douchet) et tuba (Guillaume Dionnet), tous follement impliqués, renversants !
Innervant assidûment une folle énergie à ses troupes, Young, au zénith, domine son sujet, veillant à maintenir l’indispensable tension, jusque dans les segments d’apparence faussement sereine. Du grand art ! Après une traversée princeps aussi aboutie, nous n’attendions pas une réussite équivalente dans l’Andantino, où plus d’une baguette a trahi une propension aux coupables relâchements. Nulle trace d’un tel défaut ici, où le galbe mélodique, lénifiant mais charnu, ne perd rien en vitalité, faisant irrésistiblement songer à Sir Georg Solti. Sous la texture en moelleuses courbes et contrecourbes alternées, l’on sent sourdre une pointe d’inquiétude en vain dissimulée. Sur ce plan, nos pupitres de violoncelles méritent la palme.
Nerveux, crépitant à souhait, le Scherzo dans ses séquences en pizzicatos a rarement paru si naturel. Souvent artificiel ou mécanique, nous l’entendons cette fois resplendissant, épris de liberté. Même constat pour l’épisode central dominé par les bois, notablement criards, jusqu’à la facétie. L’approche décontractée de la Maestra – façon Leonard Bernstein – renouvelle favorablement la perception d’un mouvement souvent mal compris par maints prédécesseurs.
Encore faut-il réussir le périlleux Finale. Notre experte en déjoue les pièges (les fulgurantes alternances des groupes). Elle s’adonne même à l’euphorie, enivrée par les sonorités d’une phalange étincelante. Frisson total, pour la plus ahurissante interprétation de cette partition jamais ouïe céans… Un “must” !
Patrick FAVRE-TISSOT-BONVOISIN
1La Ballade en Fa dièse Majeur Opus 19 (dans sa seconde mouture) et la Fantaisie Opus 111 en Sol Majeur.
2Ce qui est le cas, en l’occurrence.
3La vaste Symphonie Manfred, en si mineur Opus 58 exceptée.