Un critique prend conscience de son âge avancé lorsqu’il voit le regard ébahi d’interlocuteurs auxquels il dit avoir assisté à la création – mondiale ou locale – d’une œuvre. Ceci posé, passe encore pour Boulez, Landowski, Dutilleux ou… Jacques Charpentier mais, objecterez-vous, quand même pas Marc-Antoine Charpentier ?!? Relativisons et rassurons nos lecteurs : l’auteur de ces lignes n’est pas le Comte de Saint-Germain ! Toutefois, il assista bel et bien, en 1981, à une re-création pour le cas de David & Jonathas, consécutivement à près de 250 ans d’oubli. Cette année-là, l’Opéra de Lyon proposait sa résurrection, dans une somptueuse mise en scène signée Jean-Louis Martinoty (qui, pour son intelligence inouïe, reçut le Prix Claude Rostand). Michel Corboz dirigeait une solide distribution, immortalisée au disque1. Longtemps intimidante, cette référence suscita moult velléités avant que, à partir des années 2000, les progrès dans “l’historiquement informé” génèrent plusieurs productions ou gravures.
L’orchestre séduit constamment en modelé, en luminescences comme en autorité
Fin connaisseur d’un compositeur français du Grand Siècle dont il défend régulièrement le corpus sacré, Sébastien Daucé a entrepris, depuis 2023, une tournée vouée à sa tragédie-lyrique biblique, dont l’Auditorium lyonnais bénéficie ce jour2. Dynamique et chaleureux à tous points de vue, le chef rennais dirige en chemise blanche, avant-bras retroussés. Une fois passée l’un peu timide ouverture, les instrumentistes de l’Ensemble Correspondances trouvent leurs marques du point de vue acoustique, autant que leurs partenaires chanteurs.
Les voix du chœur mixte affichent une vraie présence, une impeccable unité, alliées à une appréciable détermination, particulièrement secondée par une vertueuse articulation. Précisons que les divers emplois épisodiques – par la durée, non en difficulté – dont les auteurs ont parsemé le livret, se trouvent d’ailleurs assurés, avec panache, par leurs soins.
Tout au long du déroulement des deux parties du concert, l’orchestre sans faiblesse séduit constamment en modelé, en luminescences comme en autorité : cordes aiguës fluides autant que précises, cordes graves aussi enveloppantes qu’investies, bois fruités déployant une palette richement dotée, orgue efficient. La palme revient cependant à l’épatant percussionniste Koen Plaetinck, faisant corps avec la partition, jonglant avec un nombre impressionnant d’instruments, membranophones et autres. Pour la phalange, prise dans sa globalité (25 pupitres dénombrés), aucune esbroufe constatée mais, au contraire, une mise au service de la partition, une science dénuée du redouté pédantisme propice aux maniérismes, une conviction permanente, un notable naturel, conjugués à un perceptible plaisir de jouer.
Petr Nékoranec fait montre d’une hallucinante capacité d’adaptation stylistique
En tête d’affiche, personnifiant David, le tchèque Petr Nékoranec nous sidère par son aplomb, l’évidence d’une émission haute et claire si contrôlée, trois registres aussi bien placés que soudés, un français complètement idiomatique, une aisance peu commune dans le périlleux registre de ténor haute-contre et – last but not least – une hallucinante capacité d’adaptation stylistique. Il use avec mesure de la voix mixte jusque dans les passages les plus périlleux ou ceux aussi exposés que « Je ne puis aimer la victoire, si je n’ai combattu pour vous ». Nous ne doutons pas que ce résultat soit l’aboutissement d’années d’un intense travail mais, aussi, d’une vive intelligence dans la gestion des moyens naturels. Rares sont les interprètes appartenant à sa génération ayant ces modèles avoués du passé : sa compatriote Jarmila Novotná, Tito Schipa ou Beniamino Gigli ! Sans doute fréquente-t-il aussi les legs discographiques des Léopold Simoneau, Petre Munteanu ou Sergueï Lemechev, car telles inflexions ou telles accentuations subtiles évoquent spontanément d’heureuses réminiscences.
Lumineux Jonathas, la soprano belge Gwendoline Blondeel construit habilement son personnage en travesti. Quand l’actrice atteint des sommets en présence, jusque dans les moindres regards ou attitudes, la cantatrice possède des moyens considérables, dont elle use avec conviction, emplissant sans embarras la vaste salle. Nous formerons néanmoins une réserve lorsqu’elle s’abandonne (la faute à un engagement en surrégime) à quelques tics expressionnistes, frisant le parlando. L’émission s’en ressent, se rigidifiant d’inquiétante façon à plusieurs reprises. Tout cela peut encore se corriger, pour ne pas tomber dans le syndrome Siv Wennberg. Il faut l’entendre non tel un reproche mais comme un encouragement tutélaire à la préservation !
Dans Saül, originellement conçu pour une tessiture de “taille”, le baryton Jean-Christophe Lanièce accomplit un parcours exemplaire, alors que nous l’imaginions d’abord discutable question maturité. Nous confessons battre notre coulpe pour ce vilain apriori ! Tout au contraire, ses évolutions vocales s’avèrent conduites avec sagesse et distinction, portées par une grande classe, sans aucune affectation. En particulier, il ne sombre pas dans l’hystérie dont certains prédécesseurs coiffent ce personnage suffisamment paranoïaque. Ajoutons à cela une ductilité naturelle dans la moindre vocalise, un legato royal assurant la dignité d’un rôle habité. Son « Troublons tout » s’inscrit même dans un style baroque de haute école.
Lysandre Châlon accomplit une performance dans trois rôles aux exigences antagonistes
Autre praguois, le mordant haute-contre Vojtěch Semerád éblouit dans le bref mais capital emploi de la Pythonisse, se riant des altitudes (rappel : intervalle fa / contre-ut constamment sollicité par l’écriture), dans un français tout aussi châtié que son compatriote (les liaisons !).
Clef de fa polyvalente, Lysandre Châlon accomplit une performance en investissant trois rôles aux exigences antagonistes : d’abord l’Ombre de Samuel, relevant d’une basse noble ; puis un guerrier Philistin sollicitant son registre supérieur ; enfin le bienveillant Achis, apanage d’une basse-taille, préfiguration de la basse chantante. Sur le papier, là encore, le défi nous rendit perplexe. Or, incroyablement, l’artiste négocie victorieusement toutes les difficultés. Outre une vaste étendue, son timbre d’un grain exceptionnel et riche en harmoniques, son opulence, sa rondeur incitent à la révérence. Ajoutez à cet alliage une fine clairvoyance théâtrale qui convaincra les plus réticents. Quelle compréhension des enjeux ! Quelle culture, en somme !
Le traitreux Joabel, dévolu à Étienne Bazola, modifie la perception sans doute excessivement monolithique qu’on se fait d’un protagoniste souvent confié à un ténor de caractère. Jouant sur les couleurs, le chanteur français (dont l’éclectique répertoire va du baryton-basse au baryton-Martin !) ouvre des perspectives inédites, rendant encore plus inquiétante sa silhouette.
Ajoutons à tout cela, outre la bénéfique présence des surtitrages, les vertus d’une mise en espace intelligente, où tous savent leur texte (aucun protagoniste n’évolue partition en mains) et jouent leurs incarnations respectives avec à-propos et sagacité. Combien cela évacue – et devrait engloutir définitivement dans les plus noirs abysses ! – les sempiternelles pitreries ou supercheries inhérentes aux aberrantes mises en pièces tenant lieu de scénographies, dont les maisons d’opéra nous gavent actuellement jusqu’à l’engorgement 90% du temps, où que ce soit en Europe. Ce soir, la démonstration de leur inutilité est faite, au même titre que dans cette épatante Tosca récemment vue à Monte-Carlo3. Les imposteurs ont du souci à se faire !
Preuve que l’excellence est atteinte en tous points, l’émotion qui étreint le public au finale fait d’abord prendre conscience des mérites qui reviennent au maître d’œuvre. À lui les plus fiers lauriers. Justice soit rendue à Sébastien Daucé pour son admirable travail. Sa modestie dût-elle en souffrir, sa vision rejoint en impact celle de Michel Corboz il y a 43 ans, époque où l’opéra était encore un art qui visait à l’élévation des esprits. Merci, Maître, car ce soir, nous y sommes revenus. Les absents ont eu tort !
Patrick FAVRE-TISSOT-BONVOISIN
15 décembre 2024
1 Paul Esswood, Colette Alliot-Lugaz, Philippe Huttenlocher, Roger Soyer et René Jacobs dans les principaux rôles. Fait alors inédit, l’on voyait et entendait sept contre-ténors se produisant en scène dans un opéra ! [un coffret de 2 CDS, publié chez ERATO].
2 Certaines villes-étapes ont opté pour une exécution mise en scène.
3 Confer la critique de Christian Jarniat : https://resonances-lyriques.org/opera-de-monte-carlo-au-grimaldi-forum-festival-centenaire-puccini-tosca/
Ensemble Correspondances
Direction : Sébastien Daucé
David : Petr Nekoranec
Jonathas : Gwendoline Blondeel
Saül : Jean-Christophe Lanièce
Joabel : Étienne Bazola
Achis / l’Ombre de Samuel / le Guerrier : Lysandre Châlon
la Pythonisse : Vojtech Semerad