En 1897 Franz Lehár assiste au Theater an der Wien à une représentation de La Bohème de Giacomo Puccini. Lehár se souviendra de cet atelier montmartrois et de la joyeuse ambiance de ces artistes désargentés pour son Comte de Luxembourg. Le parallèle entre les deux œuvres nécessiterait des développements qu’il serait trop long d’examiner dans le cadre de la présente chronique mais les mélomanes savent quelle profonde amitié liait Franz Lehár à Giacomo Puccini et connaissent la nature de influences musicales qui s’entrecroisent entre les deux compositeurs.
Créée en 1909 au Theater an der Wien, cette opérette marque, après le triomphe de La Veuve joyeuse (1905), une étape essentielle dans la carrière de Franz Lehár : celle où le compositeur, tout en conservant la séduction mélodique et l’esprit de valse qui ont fait sa renommée, y insuffle une émotion plus tendre, parfois mélancolique, qui annonce déjà les œuvres de la maturité (Paganini, Le Pays du Sourire, Le Tsarevitch, Giuditta…) où se combinent sa remarquable science de l’orchestration et de la ligne mélodique et tout le raffinement et la grâce d’un âge d’or où la légèreté du divertissement se doublait d’un véritable charme musical.
On regrettera, une fois de plus, que la version française de ce Comte de Luxembourg signée Gaston-Arman de Caillavet, Robert de Flers et Jean Bénédict s’éloigne, dans la lettre comme dans l’esprit, de l’opérette originale avec des modifications du livret (suppression du personnage essentiel de la Comtesse Stasa Kokozow qui est la protagoniste par laquelle l’intrigue va se dénouer au dernier acte dans la version originale) sans compter les libertés incroyables prises par les « traducteurs » français quant à la structure dramaturgique et musicale de ce Comte de Luxembourg.
Mais il faut applaudir l’initiative de l’Association Contre-Ut, sous la houlette de Melcha Coder, d’avoir affiché cette œuvre devenue rarissime dans une France qui ne sait plus aujourd’hui que représenter sempiternellement La Veuve joyeuse et Le Pays du sourire alors qu’il convient de rappeler que la production de Franz Lehár comporte près d’une quarantaine d’ouvrages !

Le livret de Victor Léon et Leo Stein, entre satire douce et romantisme tisse une intrigue savoureuse : celle d’un mariage blanc entre un aristocrate ruiné et une chanteuse promise à un prince russe d’un certain âge, avant que l’amour, bien sûr, ne bouleverse les conventions, le tout au cœur d’un univers à la fois exubérant et mondain, ironique et poétique.

Dans sa mise en scène marquée par son élégance coutumière – qui s’accommode, sur le plan scénographique, d’une économie de moyens qui ne fait pas pour autant obstacle au bon goût – Serge Manguette parvient à traduire, avec une indéniable habileté, la confrontation entre deux mondes – la bohème artistique et la noblesse déchue – dans un décor unique et des costumes chatoyants qui restituent la palette irisée de ces deux univers. Le rythme, essentiel dans pareille opérette, se révèle ici parfaitement maîtrisé : succession de scènes fluides, dynamisme des ensembles, timing parfaitement réglé dans les dialogues. De surcroît, en sa qualité de chorégraphe, Serge Manguette dirige avec maestria les danseuses et danseurs du ballet dans des divertissements réjouissants.

On retrouve cet esprit « théâtre chanté » cher à Lehár, où les transitions entre les dialogues et la musique s’enchaînent sans rupture, servies par une direction d’acteurs précise et un ton juste entre délicatesse et amusement.
Un quatuor de musiciens (piano, violon, violoncelle et batterie), sous la direction inspirée et attentive de Sébastien Driant, apporte avec talent et brio sa contribution à l’ouvrage entre la légèreté du rubato viennois et la rigueur rythmique indispensable à la danse. Toutefois la densité et la luxuriance de la partition dans les grands finals très orchestrés significatifs de l’œuvre de Franz Lehár nécessiterait l’appui d’une importante phalange symphonique.

Rémy Mathieu campe un Comte Fernand jeune et séduisant rendant pleinement justice à ce rôle écrit pour un ténor (1) alliant un timbre lumineux à un phrasé châtié.

Sa partenaire Cécile Lo Bianco fait valoir des qualités identiques et prête à Suzanne Didier une voix longue souple, puissante, aisée dans le haut registre et maniant à la perfection la mezza voce. Tous deux sont dotés d’un sens aigu de l’articulation et de la diction qui permet d’entendre clairement chaque mot chanté.

Thibaut Desplantes impose un truculent prince Basil Basilowitch se distinguant par une présence comique irrésistible doublée d’une voix puissante au timbre chaleureux.
Pascal Terrien combine son sens aigu du théâtre à ses qualités de chanteur pour dessiner un spirituel Brissard à l’humour affuté auquel Mariam Fatakhova donne une réplique d’une fantaisie débridée.
Une mention particulière à Fabio Prieto Bonilla pour son facétieux Pawlow
On ressort de cette matinée le sourire aux lèvres et l’esprit léger, emporté par cette valse du destin où, comme toujours chez Lehár, le bonheur finit par triompher le temps d’un accord majeur dans lequel tendresse et mélancolie se cachent derrière le sourire. ( « Bonheur n’est-ce pas toi qui passe près de moi ? / Bonheur si frêle que le destin emportera demain / En moi chante une voix bas, bien bas / En moi, quel doux émoi se glisse à tout petits pas ? / Bonheur, ah, si c’est toi demeure près de moi »… )
Christian JARNIAT
25 octobre 2025
(1) Ainsi que pour la plupart des ouvrages de Franz Lehár, le rôle principal masculin est confié à un ténor (en témoignent pour Le Comte de Luxembourg le créateur Otto Storm, Nicolaï Gedda au disque, Michael Suttner au festival de Morbisch (DVD) Neil Jenkins au Sadler’s Wells Theater de Londres etc.) alors que – suivant une tradition pour le moins contestable – les traducteurs français ont la plupart du temps confié à la voix de baryton le rôle principal de nombre d’opérettes viennoises.
Mise en scène et chorégraphie : Serge Manguette
Direction musicale : Sébastien Driant
Décors et costumes : Brima
Equipe technique du Conservatoire de Nice
Distribution :
Fernand de Luxembourg : Remy Mathieu
Suzanne Didier : Cécile Lo Bianco
Prince Basil Basilowitch : Thibaut Desplantes
Brissard : Pascal Terrien
Juliette : Mariam Fatakhova
Pawlow : Fabio Prieto Bonilla
Ballet Contre-Ut











