Pour son premier Chevalier à la rose, on aurait pu s’attendre de la part de Krzysztof Warlikowski à une profusion de sentiments exacerbés, mais on avoue avoir assisté à un spectacle sans grande élégance où l’émotion amoureuse est plutôt tiède, deux traits de caractère qu’on associe pourtant d’ordinaire à une représentation du chef-d’œuvre de Richard Strauss et Hugo von Hofmannsthal. Le rideau s’ouvre sur un vaste volume de couleur rouge opéra, avec balcon en coursive à mi-hauteur sur la paroi arrière. Comme l’indique le réalisateur dans sa note d’intention, le lieu est inspiré du Studio des Champs-Elysées, plus petit théâtre attenant à la grande salle. Pas de doute, nous sommes bien au « théâtre dans le théâtre » ce soir, à la vue des tables de maquillage et alignements de rangées de strapontins en fond de plateau.
La scène d’ouverture est sans doute celle qui dégage le plus de sensualité, quand Octavian visionne sur sa tablette les images, retransmises sur grand écran, de la Maréchale en sa compagnie au lit, deux visages de femmes tout sourire, dans une tendre complicité. On a en revanche bien du mal à ressentir la volupté habituelle du premier acte par la suite, les deux personnages marchant dans la chambre ou bien mettant le couvert sur la petite table pour le Frühstück… on ne prend donc pas le petit-déjeuner au lit dans cette proposition !
Le traitement du personnage d’Octavian est davantage travaillé, portant une perruque rousse en garçon, puis brune pour incarner la servante Mariandel. Sa transformation en Mariandel en début de 3ème acte ne nécessitait sans doute pas de lui placer un – faux – sexe masculin entre les jambes lorsqu’il / elle se déshabille, geste qu’on peut juger à tout le moins lourdingue et qui tire vers le gadget. Cette Mariandel de l’acte final, en robe en cuir et perruque noire un peu choucroutée nous évoque d’ailleurs la chanteuse disparue Amy Winehouse, figure déjà présente dans la précédente Médée de Cherubini vue par le metteur en scène polonais. Mais tout comme l’ambivalence des genres dans le film initial, Sophie retire en fin de représentation les divers ajouts capillaires et perruques de la tête d’Octavian, pour dévoiler ses longs cheveux blonds… et deux femmes sont à nouveau en présence.
De son côté, la Maréchale retrouve alors, à l’écran, son Feldmarschall de mari, se servant tous deux un verre, mais avec les yeux dans le vide pour cette femme qui semble envahie par la mélancolie. Rien de très marquant, ni particulièrement viennois dans les précédentes scènes, sinon l’utilisation fugace de téléphones portables et Annina et Valzacchi en paparazzi – journalistes, qui filment, prennent le son ou tendent un micro pour une chaîne de télévision. Il ne faut pas oublier non plus la présence d’un lavabo dans le décor, sorte de signature du réalisateur, ni les trois comédiens et danseurs en Mohammed, Hippolyte et Leopold, dont les quelques mouvements de breakdance pour l’un d’eux illustrent l’air de valse chanté par Ochs au II.
La prise de rôle de Véronique Gens en Maréchale est une complète réussite de notre point de vue, dame d’une très grande classe et qui impose avec naturel le respect à son entourage. Mise à part l’image finale déjà citée, la dernière partie du premier acte est aussi un grand moment d’émotion, au cours de son monologue à propos du temps qui passe, puis son duo avec Octavian, lui prédisant qu’il la quittera un jour prochain. Sophie est alors assise à la table de maquillage et la Maréchale la regarde en passant, avant que celle-ci assiste à la remise de la rose au deuxième acte, installée sur son fauteuil au balcon. Le timbre est reconnaissable entre tous et particulièrement attachant, la soprano paraissant à l’aise dans le registre le plus aigu, distillant de splendides notes filées.
Niamh O’Sullivan compose également un très bel Octavian, voix homogène en qualité sur son étendue, au grave naturel sans sensation de devoir creuser et capable aussi d’éruptions dans sa partie aigüe, pour les accès de colère du personnage. Regula Mühlemann complète en une Sophie aux aigus d’une pureté aérienne, même si la partie inférieure sonne moins cristalline à nos oreilles. Dans ces conditions, le trio féminin final forme bien le merveilleux moment attendu de la partition, aux lignes musicales idéalement entrelacées.
Quatrième rôle par ordre de la distribution vocale, le Baron Ochs de Peter Rose fait malheureusement bien plus pâle figure, le chanteur paraissant régulièrement marquer, tant le volume reste confidentiel. Quand l’orchestre est muet ou quasiment, la voix passe dans un joli timbre au grave profond, mais dès que quelques décibels de musique se font entendre, le chanteur s’efface, très instable dans l’aigu par ailleurs et devant recourir régulièrement à la voix de tête. Le reste de l’équipe est plus solide, comme le vigoureux Faninal de Jean-Sébastien Bou, ou encore le couple Annina – Valzacchi, respectivement Eléonore Pancrazi et Krešimir Špicer, ce dernier disposant d’une impressionnante projection vocale. Parmi les rôles secondaires, on remarque entre autres le vaillant aubergiste de Yoann Le Lan, sans oublier de mentionner le chanteur italien de Francesco Demuro, au style assez larmoyant, comme son air interprété pistolet à la main, prêt à se tirer une balle dans la tempe.
Il faut saluer enfin la très belle prestation de l’Orchestre National de France placé sous la direction de Henrik Nánási, le chef s’attachant tout autant aux nombreux détails de la partition, rendus avec précision par les bois, les cordes, qu’à la majesté et l’ampleur données à certains climax. Il sait obtenir de ses musiciens du mordant sur plusieurs attaques, par exemple au premier acte pour signifier quelques interventions fiévreuses de la part d’Octavian. Et l’équilibre entre fosse et plateau est maintenu tout au long de la soirée, pour ne pas rendre plus difficile la tâche à certains solistes qui doivent parfois intervenir sur les dégagements latéraux à la scène.
Irma FOLETTI
27 mai 2025
Direction musicale : Henrik Nánási
mise en scène : Krzysztof Warlikowski
scénographie, costumes : Małgorzata Szczęśniak
chorégraphie : Claude Bardouil
lumières : Felice Ross
vidéo : Kamil Polak
Distribution :
La Maréchale : Véronique Gens
Octavian : Niamh O’Sullivan
Sophie : Regula Mühlemann
Le Baron Ochs von Lerchenau : Peter Rose
Monsieur de Faninal : Jean-Sébastien Bou
Annina : Eléonore Pancrazi
Valzacchi : Krešimir Špicer
Un chanteur italien : Francesco Demuro
Marianne : Laurène Paternò
Un commissaire / Un notaire : Florent Karrer
Le majordome de la Maréchale / Le majordome de Faninal : François Piolino
Un aubergiste : Yoann Le Lan
Orchestre National de France
Chœur Unikanti, Maîtrise des Hauts-de-Seine