Donnée lors de deux soirées au Grand Théâtre de la Ville de Luxembourg, cette production nous arrive de l’Opéra national de Lorraine, où elle a été créée en décembre dernier. Certes originale, la mise en scène de Fabrice Murgia s’éloigne assez radicalement du conte de fée habituel, mais ne nous convainc que partiellement. D’après le panneau « lobby » placé à droite, le rideau se lève sur un vaste hall d’hôtel, un grand escalier partant à droite, tandis qu’est installé un comptoir de bar à jardin. Pas de cheminée, ni de palais décati de Don Magnifico ce soir, mais Angelina / Cenerentola qui vit dans son domaine sous l’escalier. Une Cenerentola punkette gothique qui nous rappelle le personnage d’Abby dans la série policière NCIS, tenue noire et collier à clous autour du cou. Mais les références cinématographiques sont nombreuses, entre Ramiro qui évoque d’abord Edward aux mains d’argent de Tim Burton, ciseaux en moins dans les mains toutefois, puis se transforme plus tard en Frankenstein et son masque vert.
Pas de doute sur le cinéma comme concept principal retenu pour le spectacle, avec les deux cameramen régulièrement omniprésents qui filment en direct plusieurs gros plans, projetés soit sur la paroi du fond, soit sur une forme de grand miroir descendu des cintres et entouré de branches et feuillages ou dans le palais princier de serpents et créatures fantastiques. Même si le procédé n’est pas spécialement nouveau, il est malheureusement toujours à déplorer le manque de synchronisation entre l’image et le son, celui-ci arrivant à nos oreilles en avance par rapport à la bouche qui s’ouvre pour le produire sur l’écran. Pas nouveau non plus, l’escorte de Dandini – faux prince bling-bling en manteau de fourrure et baskets dorées – est constituée d’agents de sécurité qui portent lunettes noires et oreillettes. Don Magnifico tire plutôt vers Jeff Tuche, avec sa moustache alla Astérix, mais sa casquette « Make Opera Great Again » nous rappelle un certain président des Etats-Unis… Toujours est-il que ces clins d’œil bien sympathiques ne déclenchent que trop peu de rires ou sourires, en y perdant une grande partie de la vis comica naturelle rossinienne. L’air d’entrée de Don Magnifico « Miei rampolli femminini » illustre le malaise, habituellement d’une drôlerie gourmande, mais qui se termine ici dans un silence glacial, sans aucun applaudissement.
Le plateau vocal n’est pas d’une grande homogénéité, mais comporte de très bons éléments, à commencer par le rôle-titre défendu par la mezzo écossaise Beth Taylor. Le timbre profond séduit d’emblée, la chanteuse dispose de réserves de puissance, ainsi que de qualités d’agilité nécessaire à ce rôle. Elle met de petites variations à sa reprise de sa chanson « Una volta c’era un re » au second acte… tronçonneuse en bandoulière, ce qui casse un peu la poésie de ce moment ! Son rondo final « Nacqui all’affanno » forme ensuite une séquence d’une grande intensité. Entendu tout récemment à Nice en Almaviva dans le Barbiere di Siviglia, le Ramiro de Dave Monaco confirme sa place parmi les tout meilleurs ténors rossiniens actuels : musicalité impeccable, élégance de la ligne de chant, volume modeste mais bien concentré, ainsi qu’un abattage rare pour tous les passages vocalisés. Son grand air du II « Sì, ritrovarla io giuro » est particulièrement brillant et nous rappelle, avouons-le, Juan Diego Florez à ses débuts il y a 30 ans… chanteur à suivre donc !
Troisième rôle par importance, le Don Magnifico de Gyula Nagy se révèle bien moins marquant, tenant son rôle, mais avec un déficit de puissance et de décibels dans la partie la plus grave du registre, sans compter les fugaces et légers décalages de rythme avec l’orchestre. On préfère alors le Dandini d’Alessio Arduini, noblesse de timbre jusqu’à ses notes les plus aiguës et belle souplesse vocale dans la cabalette en fin de son air « Come un’ape ne’ giorni d’aprile » à l’Alidoro de Sam Carl, voix large et noire qu’on entendrait plus volontiers en Sparafucile que dans Rossini. Les Clorinda et Tisbe d’Héloïse Poulet et Alix Le Saux complètent, vraies chipies et sœurs siamoises attachées par leur visage au bal du II chez le prince… une ambiance d’ailleurs mortifère, entre Bal des vampires et Nuit des morts–vivants.
Dans une acoustique assez sèche de la salle, la musique dirigée par Giulio Cilona se révèle de bonne qualité technique, y compris pour les solistes aux bois exposés dès l’Ouverture, successivement clarinette, flûte, piccolo. Les tutti et crescendos prennent une grande ampleur, parfois à la limite de la saturation, comme au cours de la Musique d’orage du II, bruit des éclairs et flashs lumineux dans la salle compris. Le chef tient le pianoforte pour des récitatifs d’une agréable imagination et souvent en clins d’œil, comme la citation de l’orage du dernier acte de Rigoletto, avant que Gilda ne soit poignardée. Ce sont les forces de l’Opéra national de Lorraine qui officient, y compris son chœur masculin, aux interventions franches et dynamiques.
Irma FOLETTI
21 mai 2025
La Cenerentola, opéra de Gioachino Rossini
Grand Théâtre de la Ville de Luxembourg
Direction musicale : Giulio Cilona
Mise en scène : Fabrice Murgia
Assistante à la mise en scène : Gaëlle Swann
Scénographie : Vincent Lemaire
Costumes : Clara Pelluffo
Lumières & vidéo : Giacinto Caponio et Emily Brassier
Angelina : Beth Taylor
Ramiro : Dave Monaco
Don Magnifico : Gyula Nagy
Dandini : Alessio Arduini
Alidoro : Sam Carl
Clorinda : Héloïse Poulet
Tisbe : Alix Le Saux
Chœur & orchestre : Opéra national de Lorraine
Chef de chœur : Guillaume Fauchère