L’Opéra de Marseille aura donc offert une sorte de « festival » consacré au Maître de Pesaro, Gioachino Rossini, tout d’abord, avec son opus ultime Guillaume Tell (Opéra de Paris, 3 août 1829), puis Armida qui vit le jour 12 ans auparavant au Teatro San Carlo de Naples le 11 novembre 1817. Le livret de Giovanni Frederico Schmidt s’inspire de la trame de l’opéra de Gluck créé à Paris le 23 septembre 1777, lequel avait repris à l’identique le texte que Philippe Quinault avait écrit pour l’ « Armide » de Lully ( qui fut représentée à l’Académie de Musique du Palais Royal de Paris le 15 février 1686). Chez Rossini Armide et Renaud sont respectivement « italianisés » en Armida et Rinaldo. Cette oeuvre demeure une rareté en raison du défi pour les directeurs de théâtre à réunir une distribution capable de surmonter les difficultés vocales qui sont d’une exigence inouïe. Elle requiert en outre, une cantatrice de grande envergure. Maria Callas s’y illustra en son temps, précisément en avril 1952 à Florence, alors qu’Armida était tombée dans l’oubli pendant de longues années. Elle fut reprise plus tard par Katia Ricciarelli en juillet 1985 au théâtre de la Fenice à Venise, puis en mai 1986 à l’Opéra de Bonn. Deux ans plus tard, en 1988, June Anderson y brilla au Festival d’Aix en Provence, Renée Fleming prenant ensuite la relève au Festival de Pesaro (1993) au Carnegie Hall (1996) et au Metropolitan Opera de New York (2010).
Il convient de rappeler que c’est la mezzo-soprano espagnole Isabella Colbran, prima donna du Teatro San Carlo de Naples, qui incarna lors de la création le rôle-titre, elle qui avait déjà été Desdemona dans Otello l’année précédente (1816) et Elisabetta dans Elisabetta Regina d’Inghilterra en 1815 toujours à Naples, avant d’aborder par la suite Mosè in Egitto en 1818, Ermione en 1819, Elena de La Donna del Lago également en 1819, Maometto II en 1820, Zelmira en 1822 et Semiramide en 1823 ! Extraordinaire époque où le même théâtre offrait à un compositeur une création toutes les années !… L’histoire nous dit qu’Isabella Colbran fut à la fois la maîtresse du célèbre imprésario Domenico Barbaja, mais aussi de Rossini qu’elle épousa en 1822.
Rappelons également que la Diva exigea pour Armida de ne partager la scène avec aucune autre cantatrice, d’où la présence particulièrement copieuse de ténors entourant la seule figure féminine de l’opéra. Pas moins de six ténors pour les rôles respectifs de Rinaldo, Goffredo, Carlo, Gernando, Ubaldo, Eustazio, observation étant faite que certains d’entre eux chantent habituellement deux rôles…
L’option choisie par l’Opéra de Marseille était celle d’une version de concert (contrairement au Guillaume Tell qui était présenté en version scénique). Pour un tel ouvrage ce choix se justifie pertinnement car il permet a chacun des interprètes de se concentrer uniquement sur leur voix, sans y ajouter les contraintes d’une mise en scène dans un processus théâtralisé et cela leur permet d’assurer au mieux des prouesses vocales peu communes. Mais encore faut-il trouver les interprètes adéquats eu égard aux difficultés déjà signalées. Ici trois chanteurs se partagent cet enjeu, à commencer par l’italien Matteo Roma spécialiste de Rossini que l’on trouve affiché dans Le Voyage à Reims, Le Barbier de Séville, Mosè in Egitto, L’Italiana à Alger, Moïse et Pharaon, La Cambiale di Matrimonio, La Petite Messe solennelle etc. Dans le double rôle de Goffredo et Carlo il fait preuve d’une voix ample à l’émission franche et d’un médium riche assorti de vaillantes notes dans le haut registre. A côté de cet artiste dont la carrière s’est développée amplement en Italie, le public a également apprécié la prestation du ténor chinois Chuan Wang qui interprétait les rôles de Gernando et Ubaldo avec un timbre d’une clarté solaire et des aigus tranchants. Mais le grand triomphateur fut incontestablement Enea Scala qui accomplit l’exploit, en peu de temps, de passer du très difficile rôle d’Arnold dans Guillaume Tell à celui de Rinaldo de cette Armida qui nécessite la possession d’une tessiture à l’ambitus complètement démesuré pour atteindre d’une part, des notes à la limite extrême de la voix de ténor et d’autre part, de faire valoir un médium barytonnant, voire des notes graves que ne renierait pas une basse. Un exploit exceptionnel (déjà forgé sur les expériences du rôle à Gand (2015) et à Montpellier (2017) que l’on peut comparer à celui d’un athlète sportif de haut niveau.
Et puis il faut évidemment évoquer la prestation éblouissante de Nino Machaidze qui avait triomphé quelques mois auparavant à l’Opéra de Monte-Carlo dans Les Lombards de Verdi. La virtuosité qu’elle avait alors déployée était véritablement annonciatrice du feu d’artifice vocal auquel elle s’est livrée dans cette Armida qualifiée, à juste titre, dans le programme de salle par Nicolas Derny, comme “le rôle des rôles”. Ménageant des phrases d’une douceur intimiste avec de subtiles mezza voce dans les émois amoureux, atteignant le pathétique dans l’expression de la souffrance comme dans l’imploration, mêlant dans sa longue scène finale les regrets de l’amour vaincu et les imprécations traduisant la soif de vengeance avec un étonnant aplomb, un art consommé de la progression du discours dramatique et une stupéfiante maîtrise technique, la soprano géorgienne se hisse ainsi au zénith des grandes tragédiennes lyriques.
Dans un extraordinaire élan ponctué de nombreux rappels le public a ovationné ce jubilatoire feu d’artifices bel cantiste y englobant les deux rôles si parfaitement tenus par la basse Gilen Goicoechea et le ténor Jérémy Duffau tant sur le plan du légato que de l’expressivité vocale, le remarquable orchestre de l’Opéra de Marseille dirigé de main de maître par José Miguel Pérez- Sierra et l’excellent chœur dudit Opéra sous la houlette experte d’Emmanuel Trenque.
Christian Jarniat
31 octobre 2021