Ayant renoncé à composer un opéra parce que son confesseur ne le souhaitait pas, l’étrange personnage dont il est ici question aurait pu être une figure de théâtre musical. Chez cet homme étrange, des névroses diverses cohabitaient avec des tendances nécrophiles, un refoulement sexuel massif et des préoccupations le mettant en marge de l’intelligentsia austro-hongroise de son temps. Un parcours dans la psyché de « l’anarchiste du monde musical bourgeois », ayant laissé neuf symphonies sublimes et abordé au long d’une nouvelle biographie signée Rüdiger Görner …
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Célébré en grande pompe à l’occasion – au cours de l’année 2024 – du bicentenaire de sa naissance, le compositeur autrichien Anton Bruckner (1824-1896) n’a pas écrit d’opéra. Pourtant, l’envie ne lui en manquait pas. Bruckner caressa l’idée de mettre en musique Astra, un livret de la poétesse berlinoise Gertrud Bollé-Hellmund. Mais comme il était d’un catholicisme ardent, il sollicita l’avis de son confesseur. Celui-ci le dissuada de se lancer dans une pareille entreprise, évoquant les tourments de la damnation éternelle. Bruckner préféra se rendre aux Jeux de la Passion, organisés une fois tous les dix ans, au village bavarois d’Oberammergau ou effectuer des pèlerinages.
Au fil d’un ouvrage (1) paru voici peu, l’écrivain allemand Rüdiger Görner (*1957) narre la vie étonnante d’un maître ayant légué au monde neuf symphonies gigantesques d’une durée inhabituelle. En dehors de son obsession du contrepoint, de l’écriture musicale, des voyages en bateau, des expéditions polaires et de la récitation du chapelet, Bruckner ne s’intéressait pas à grand-chose. Il était isolé de la vie intellectuelle de son temps, avait des opinions conservatrices et arpentait les rues de Vienne habillé comme un paysan. Les caricaturistes se délectaient de ses tenues. Méprisé par Brahms et son clan, Bruckner ne parvint jamais à devenir directeur du Mozarteum de Salzbourg, ni à faire jouer toutes ses symphonies dans le temple doré du Musikverein. Même si une plaque commémorative fut posée peu avant sa mort sur la façade de sa maison natale au village d’Ansfelden, il n’avait pas l’affairisme de Richard Wagner.
Wagner, justement. Surnommé « le pauvre organiste » par Cosima, le pataud Bruckner ressent l’une des plus grandes émotions de sa vie en assistant à la création locale, à Linz, de Tannhäuser . L’érotisme du personnage de Vénus le hante. Il poursuit Wagner de sa vénération et lui dédie sa Troisième Symphonie, dont le manuscrit autographe appartiendra un jour à Gustav Mahler. Il est présent à l’une des toutes premières représentations de Tristan et Isolde à Munich.
Bruckner séjourne sept fois à Bayreuth entre 1873 et 1892, y tenant l’orgue durant les obsèques de Franz Liszt pendant l’été 1886. Il y a, chez cet homme seul et désemparé, de l’Olivier Messiaen (1908-1992) avant la lettre. Ils sont tous deux mystiques et des plus mal à l’aise à l’idée de la sexualité. Ils sont parmi les organistes les plus considérés de leurs époques respectives. Bruckner inaugure l’instrument de la Basilique Saint-Epvre de Nancy et triomphe aux claviers de celui de Notre-Dame de Paris. En 1871, ses récitals durant la foire internationale de commerce de Londres lui permettent d’encaisser un cachet représentant trois fois son salaire annuel au Conservatoire de Vienne, où il enseigne l’orgue, l’harmonie et le contrepoint.
Pour le reste, l’abîme est immense entre la musique sacrée de Bruckner, ses symphonies où règne un sens colossal de la construction et l’homme qu’il fut. Des chefs aussi modernes et emblématiques que Pierre Boulez (1925-2016) ou Susanna Mälkki (*1969) l’ont prouvé en les conduisant. On prend aussi la mesure de ce gouffre en songeant à L’étrange affliction d’Anton Bruckner , film réalisé en 1990 par Ken Russell (1927-2011). Le cinéaste y a repris diverses caractéristiques de celui qui aurait pu être un personnage d’opéra. Bruckner montrait – Görner le rappelle dans son livre – plusieurs types de névroses. La compulsion était l’une d’elles : il tentait de compter les feuilles des arbres ou les étoiles du ciel. Ayant fait photographier le corps de sa mère sur son lit de mort, il en emmenait le cliché partout avec lui. Bruckner aimait assister aux exécutions capitales et avait eu « l’honneur » de tenir le crâne de Schubert entre ses mains.
De pareilles particularités expliquent notamment que – comme son confrère français Charles Gounod (1818-1893) –, il ait été amené à effectuer des séjours dans ce que l’on nommait une « maison de repos ». Quant à la libido brucknérienne, elle constitue un catalogue du refoulement. Le compositeur s’intéresse aux domestiques et aux filles d’auberge, les plus jeunes possibles. Après que sa sœur Maria Anna – avec laquelle il partageait un appartement – ait quitté ce monde, il trouve en Katharina Kachelmaier, sa gouvernante, l’équivalent des femmes d’âge canonique tenant le ménage des prêtres. La probabilité que Bruckner soit mort vierge est très élevée. Il compense, à l’inverse de Wagner, un vide sidérant en écrivant un Quintette à cordes dont un commentateur avisé observe qu’il « embaume le parfum des roses célestes et empeste le soufre de l’enfer ». Dès lors, la fascination d’Hitler pour les symphonies de Bruckner se limite à leur seule matière sonore. La propagande nazie ne pouvait pas faire grand cas d’un homme confit en dévotions, ne s’étant jamais marié et n’ayant pas eu d’enfants.
Voici donc les réflexions qu’inspire la lecture du livre de Rüdiger Görner. Résultat d’un travail de documentation conséquent, il est à la langue allemande actuelle ce que furent les ouvrages de Guy de Pourtalès (1881-1941) consacrés à Liszt et à Wagner, respectivement parus en 1925 et 1932. La phrase est ciselée, souvent un rien pompeuse. Elle ramène parfois aux écrits d’August Göllerich (1859-1923), le premier biographe conséquent du « ménestrel de Dieu ». Le docte Görner aurait-il été victime d’un acte manqué ? En effet, le nom de Sigmund Freud n’apparaît qu’une fois dans le livre. Son excellent travail ne conduisant pas à révolutionner la vision que nous avons de Bruckner, un rapprochement avec les théories du père de la psychanalyse aurait été à la fois utile et savoureux. Mais il n’a pas motivé l’auteur.
Dr. Philippe Olivier
(1) Rüdiger Görner : „Bruckner – Der Anarch der Musik“, Zsolnay, Vienne, 2024, 381 pages.