Alceste, pivot de la pièce : un idéaliste trop radical pour vivre dans le monde
Pivot central du Misanthrope, Alceste est l’un des personnages les plus paradoxaux et les plus fascinants de Molière. Inflexible, entier, allergique au compromis, il se dresse contre l’hypocrisie d’un univers mondain où les flatteries tiennent lieu de vérité. Idéaliste à l’excès, incapable de supporter les faux-semblants et réclamant une – impossible – sincérité absolue. Mais cet idéaliste radical, que rien ne semble pouvoir fléchir, se heurte à son propre cœur : Alceste aime passionnément Célimène, incarnation même de l’esprit léger, du charme et de la coquetterie qu’il exècre et de la sociabilité qu’il pourfend.
Ce décalage entre ses principes et ses émotions nourrit toute la tension de la pièce. Alceste n’est pas seulement un « misanthrope » : c’est un homme blessé par les faux-semblants, un lucide qui souffre de voir que la vérité, dans la société comme dans l’amour, n’a jamais le dernier mot.
Pour saisir d’emblée la nature du personnage et, à travers lui, l’essence de la pièce quelques vers suffisent : « Je veux qu’on soit sincère, et qu’en homme d’honneur On ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur. » Et, à l’autre extrémité de son parcours :« Je veux me retirer du commerce des hommes. »
Entre ces deux pôles une comédie dont le rire naît de la lucidité cruelle et une tragédie intime masquée sous les éclats de l’esprit.
Une mise en scène d’un professionnalisme exemplaire.
Il est des mises en scène du Misanthrope qui cherchent à actualiser coûte que coûte le chef-d’œuvre de Molière ; d’autres, au contraire, tentent d’en restituer un parfum classique plus ou moins idéalisé. Rares, pourtant, sont celles qui parviennent à conjuguer la précision du geste, la profondeur du propos et une vision dramaturgique aussi cohérente que celle que propose Georges Lavaudant l’un de nos plus éminents metteurs en scène de théâtre et d’opéra. Son spectacle, ample, grave, parfaitement tenu et pour autant élégant s’impose par une exigence artistique sans esbroufe et par une direction d’acteurs d’un professionnalisme exemplaire.
Le spectacle se déploie à l’aide d’un immense panneau tournant. D’un côté, un mur de miroirs dépolis, où les silhouettes se reflètent parfois avant de se dévoiler totalement. De l’autre, un immense vestiaire où s’empilent les innombrables robes de Célimène, comme un rappel muet de ses mille visages mondains, de ses séductions infinies et de ses contradictions assumées.
Cette scénographie, à la fois simple et pour autant signifiante, structure toute la soirée. Le mouvement tournant suggère l’instabilité du monde, la valse incessante des postures sociales, et souligne, en creux, l’immobilité intérieure d’Alceste, qui refuse de jouer le jeu.

Une esthétique noire et blanche : le jeu social mis à nu
Les costumes, en noir et blanc, mêlent la modernité à de subtils clins d’œil au XVIIᵉ siècle. Une collerette ici, une manche bouffante là : de quoi évoquer l’origine classique du texte sans l’emprisonner dans un carcan de « musée ».
Cette gamme bichrome devient la palette morale de Lavaudant : le monde d’Alceste n’est plus que contrastes, faux-semblants, demi-teintes qui semblent déjà l’étouffer.
Le ton général se distingue par une sobriété grave, presque mélancolique, mais sans renoncer à la dimension satirique que Molière insuffle à son œuvre. Certaines scènes – notamment celle du sonnet d’Oronte, réglée avec une précision chirurgicale – déclenchent naturellement le rire, révélant combien la comédie de caractère peut encore frapper juste.
Éric Elmosnino : un Alceste névrotique et bouleversant
Le choix d’Éric Elmosnino pour incarner Alceste s’impose comme l’une des grandes forces de cette production. L’acteur dessine un personnage névrotique, maniaco-dépressif, fragile et colérique à la fois, constamment sur le fil entre effondrement intime et révolte explosive.
Jamais tonitruant, il est un Alceste blessé, à vif, luttant contre lui-même autant que contre les autres. Sa déclamation, moderne mais jamais relâchée, épouse la musique du vers en la débarrassant de tout académisme, donnant parfois l’impression d’un bouillonnement intérieur qui affleure à chaque phrase.
Son duo avec Célimène ( magnifique Mélodie Richard !) – tour à tour duel, dialogue d’aveux et champ de bataille sentimental – se hisse parmi les moments les plus forts du spectacle.

Une troupe admirablement soudée
Autre réussite majeure : l’homogénéité de la troupe. Tous semblent avoir été choisis avec un soin précis, tant pour leur silhouette que pour leur tempérament. Chaque rôle trouve son exact contrepoint dans la troupe, Lavaudant ayant réussi à composer une véritable osmose, où chaque voix, chaque geste, chaque nuance est à sa place.
La direction d’acteurs, réglée au millimètre, impose un rythme soutenu, quasi musical, où les échanges sont ciselés et où la lisibilité du texte demeure absolue. Cela permet à la pièce de se déployer dans toute sa force : à travers ces figures de salon, c’est bien le propos universel et – ô combien moderne ! – de Molière qui surgit, avec une clarté et une force fascinante !

Un final d’une intensité poignante
La dernière scène, souvent délicate à réussir, atteint ici une intensité rare.
L’Alceste d’Elmosnino, décidé à se retirer d’un monde où personne ne semble le comprendre, apparaît comme un être broyé, presque spectral, qui se retire non par orgueil mais par désespérance.
Pas de grand effet théâtral : seulement un homme qui s’éloigne, laissant derrière lui le mur de miroirs et les robes tourbillonnantes du monde.
Avec ce Misanthrope ou se mêlent sobriété élégante et justesse implacable, Georges Lavaudant signe une lecture profondément humaine du chef-d’œuvre de Molière. Éric Elmosnino, bouleversant de vérité dans un rôle qu’il renouvelle sans le trahir, mène une troupe d’une homogénéité exemplaire.
Un spectacle élégant et de grande classe, qui éclaire avec acuité les hypocrisies, fragilités et aveuglements de notre monde contemporain.
Christian JARNIAT
3 novembre 2025
Mise en scène : Georges Lavaudant
Dramaturgie : Daniel Loayza
Scénographie et costumes : Jean-Pierre Vergier
Maquillage, coiffure, perruques : Sylvie Cailler, Jocelyne Milazzo
Lumière : Georges Lavaudant, Cristobal Castillo-Mora
Son : Jean-Louis Imbert
Distribution :
Alceste : Éric Elmosnino
Célimène : Mélodie Richard
Arsinoé : Astrid Bas
Clitandre : Luc-Antoine Diquéro,
Éliante: Anysia Mabe
Philinte : François Marthouret
Oronte : Aurélien Recoing
Du Bois : Thomas Trigeaud
Basque : Bernard Vergne
Acaste : Mathurin Voltz
Production LG théâtre









