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Aida de Giuseppe Verdi, Opéra National de Paris, Opéra Bastille

Aida de Giuseppe Verdi, Opéra National de Paris, Opéra Bastille

samedi 4 octobre 2025

©Bernd Uhlig – OnP

UN NAVIRE SANS CAPITAINE

Exercice toujours très délicat de comparer la reprise d’une production vue et entendue à sa création salzbourgeoise en 2017 – surtout lorsqu’il s’agissait des Wiener Philharmoniker, d’un casting éblouissant (Netrebko, Meli, Barcellona – Amneris d’un soir – Salsi, tous en forme superlative) sous la baguette du maestro assoluto, Riccardo Muti. Une soirée d’un niveau stratosphérique, presque irréelle par instants.

Cette reprise à la Bastille n’atteint clairement pas les mêmes cimes.

La mise en scène de Shirin Neshat a plutôt réussi son voyage, l’écrin pourtant vaste de la scène parisienne réduisant malgré tout la largeur en CinémaScope autrichienne. Le cube pivotant trouve ainsi mieux sa place et propose des visons épurées qui nous changent des cartons-pâtes de jadis. Quelques changements ici ou là fonctionnent même très bien. La direction d’acteurs, par contre, s’avère toujours aussi sommaire et les chanteurs doivent se reposer sur leurs compétences propres, très inégales.

Dire que l’on descend de l’Empyrée pour tomber en plein bourbier en ce qui concerne la direction musicale, c’est bien peu dire. Mariotti n’a précédemment jamais convaincu, que ce soit pour des Huguenots distendus de triste mémoire in loco ou pour un Moïse et Pharaon bien terne à Aix. Pour cette Aïda, que reste-t-il des intentions verdiennes ? Voilà une première question qui mérite d’être posée, tant les précieuses indications portées sur la partition semblent avoir volé en éclats, avec une esbrouffe, une volonté d’épate agaçantes doublées d’une manière d’agir désinvolte et prétentieuse, avec force ralentendi, rubati indigestes, silences étirés, changements abrupts de tempi et autres errances du même acabit. Un exemple suffira : pour la « Danza di piccoli schiavi mori » à l’acte II, Verdi demande un « piu mosso » continu : pourquoi alors aborder la partie C avec ce rythme totalement désynchronisé du reste ? Peut-être pour proposer au public une petite danse qui attire son regard ? Il eût mieux valu soutenir vraiment les chanteurs et les aider. Deuxième question : ce chef a-t-il conscience de ce que chanter veut dire ? Proposer le “su dunque, sorgete egizzi coorte” à un tel rythme infernal et avec une telle ampleur du son ne peut que poser problème au plus aguerri des Amonasro ! Faut-il absolument diriger Saioa Hernandez d’une manière on ne peut plus envahissante dans sa phrase introductive du “O patria mia” au III et lui interdire toute liberté quand Verdi a lui-même écrit sur la partition “a piacere” ? Les exemples peuvent ainsi se multiplier, et il est sans nul doute l’artisan majeur du plafonnement musical de cette soirée. Beaucoup de gesticulations, mais un geste musical des plus méprisants pour le compositeur et un véritable handicap pour l’équipe vocale.

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©Bernd Uhlig – OnP

La déception vocale de la soirée vient d’Ève-Maud Hubeaux, qui ne possède simplement pas le format requis pour un rôle aussi dramatique et dans une salle aussi vaste. Audiblement trop grande pour l’Andromaca rossinienne au TCE en 2016, puis totalement convaincante dans l’Eboli française à Lyon en 2018, elle sonne ici d’emblée trop petite, avec un registre grave bien sourd, un aigu sans panache et un manque de mordant criant, que ce soit pour l’ampleur ou pour la diction. Ses seuls moments réussis sont la phrase “Ah ! vieni” au début du II – avec un orchestre réduit aux cordes et mis par Verdi en sourdine, la suspension “Sì, io pregherò” au début du III – avec le seul ajout d’une flûte et de clarinettes jouant pianissimo, et les deux si bémol conclusifs du “or dal ciel” (a capella !) dans les fureurs du IV. La cantatrice, d’ailleurs, s’économise toute la soirée en vue de ce tableau redoutable s’il en est : cela fonctionne un peu le temps d’un récitatif initial. Mais sitôt le flot orchestral à l’œuvre, la voix n’en peut mais, et s’avère noyée. Belle en scène, soucieuse de nuances (mais peut-il en être réellement question avec une dynamique si réduite ?) la cantatrice bataille ainsi toute la soirée contre sa nature vocale.

Si le messagero de Manase Latu n’a pas l’étoffe de son récit, à l’inverse d’une Margarita Polonskaya réalisant de belle manière le morendo de la Sacerdotessa, le Re de Krzysztof Bączyk et le Ramfis d’Alexander Köpeczi sont en situation, avec des voix bien colorées et honorablement projetées – sans non plus, pour l’un comme pour l’autre, obtenir cet aigu verdien qui doit tonner.

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©Bernd Uhlig – OnP

Pour Roman Burdenko, Amonasro n’est pas le rôle qui, a priori, lui offre la longueur et la complexité lui permettant d’exploiter ses formidables ressources et toute sa gamme de couleurs. Qu’il y parvienne en deux scènes relève de l’exploit – d’autant que le comédien, déjà Rigoletto mémorable sur cette scène, est le seul à jouer de manière fine, intelligente et nouvelle : un Roi de stature brisée, une sorte de Nabucco déchu, errant, bossu hagard retrouvant toute sa force pour les seuls anathèmes foudroyants. Le styliste vocal n’est pas en reste : magnifique diminuendo sur le “suo padre !” d’arrivée – en lieu et place des mugissements habituels, rendu incroyable du “con accento suppplichevole” sur “ma tu re” – avec un changement de couleur qui met les larmes aux yeux, refus absolu des aboiements de tradition sur “razza infame, aborrita e a noi fatale” – rendu avec le seul declamato indiqué sur la partition, merveilleuse messa di voce sur “e patria, e trono, e amore”, fa dièse tonnant du “ti additan essi e gridano “, respect de la lettre sur le paroxysme “dei faraoni tu sei la schiava”. Mais le moment sublime de sa prestation réside dans un détail – qui signe toujours les plus grands artistes : quand arrive la montée crescendo “pensa che un popolo”, Burdenko réalise deux pauses infimes sur les deux virgules du texte, sans jamais sacrifier un legato parfait, et change subitement sa couleur entre le mot “vinto ” et le mot “straziato” avec un effet à briser le cœur. La partition, rien que la partition, toute la partition et un vrai regard sur toutes les données lexicales et musicales. Merci, l’artiste : ces cinq notes méritaient à elles seules le voyage !

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©Bernd Uhlig – OnP

Le binôme Radamès-Aida, de son côté, se porte bien. Qu’un Tamino aborde Radamès n’est pas arrivé bien souvent dans l’histoire du chant – sauf pour les Tamino surdimensionnés, ce qui n’était pas le cas de Beczała ! Reconnaissons que le chanteur joue cash sa partie de poker, ne recule devant aucun défi, et s’avère généreux, impliqué et soucieux de nuancer. Les premières phrases de la “celeste Aida” manquent de justesse, certes, mais Verdi lance là un défi vraiment inhumain et, pris à froid, bien des gloires ont cabré rudement devant cette cantilène rêveuse et nocturne – avec une terrifiante chausse-trappe finale du morendo sur un si bémol ! Le ténor le donne tutta forza, sans qu’on lui en tienne rigueur. De superbes aigus ponctuent d’ailleurs sa performance, avec une ampleur réjouissante dans ce grand hangar de la Bastille. À d’autres moments, des nuances méritoires prouvent l’approche probante de Beczała. Que la technique révèle des hybridations étranges, un passagio bien curieux, des zones où l’émission change concerne surtout la carrière du chanteur, qui risque gros sur ce genre de paris. La largeur du medium et sa coloration ambrée, aux harmoniques graves vrombissantes, fait plutôt entendre sur la moitié de la tessiture un Lohengrin qui tente au forceps d’imposer à son organe une gymnastique bien rude. Mais le résultat est là, et le chanteur mérite le respect.

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©Bernd Uhlig – OnP

Entendue dans Nabucco au Grand Théâtre de Genève en 2023 – avec un Burdenko magistral ! – Saioa Hernández ne soulèvera pas les enthousiasmes de ceux qui recherchent de jolis sons flûtés, des nuances de disque, des voix fines et gentiment expressives, des pastels sans intensité. Pour celles et ceux qui attendent des colorations franches, une émission égale et intense sur toute la tessiture, une approche directe de la musique, la Hernández apporte bien des joies. Qu’il est agréable, quasiment jouissif, d’entendre un soprano poitrinant son registre grave (une denrée devenue rarissime de nos jours !) : comment espérer, en effet, atteindre l’équilibre et l’intensité recherchés par Verdi dans les affrontements (avec Radamès, avec le père, avec Amneris) si ce registre-là ne dispense pas des sons capiteux, fauves et amples ? La cantatrice ne triche jamais, tente toutes les nuances (y compris des piani pourtant périlleux) et aborde le rôle avec une intégrité musicale qui apporte son lot de plaisirs multiples. La comédienne s’épanouit clairement plus dans des rôles sauvages comme Abigaille et cette petite esclave ne la motive pas scéniquement. Mais musicalement, le compte y est.

Ces trois interprètes-là remettent à l’heure les pendules que le chef s’est ingénié toute la soirée à dérégler. Grâce à eux, la musique verdienne a retrouvé sa dignité.

Laurent ARPISON
4 octobre 2025

Direction musicale :  Michele MARIOTTI
Mise en scène :  Shirin NESHAT


Aida :  Saioa HERNÁNDEZ
Radamès :  Piotr BECZAŁA
Amneris :  Ève-Maud HUBEAUX
Amonasro :  Roman BURDENKO
Ramfis :  Alexander KÖPECZI
Il Re : Krzysztof BĄCZYK
Un messagero :  Manase LATU
Sacerdotessa : Margarita POLONSKAYA

Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris
Cheffe des Chœurs : Ching-Lien Wu

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