Julien Bodet partage sa carrière entre cinéma, théâtre et télévision. Comédien charismatique, son jeu vibrant et authentique donne vie au personnage de Marius de Marcel Pagnol qu’il joue avec succès depuis 2 ans en tournée avec la Compagnie Jacques Biagini, dans une adaptation et mise en scène de Frédéric Achard.
Nous l’avons rencontré à quelques jours de la représentation de Marius à Cannes.
Vous poursuivez une carrière à la scène et à l’écran riche et variée. Qu’est-ce qui vous a initialement attiré vers le théâtre et comment avez-vous franchi les premières étapes qui vous y ont conduit ?
Pour être honnête, je n’ai pas choisi au départ. A 6 ans, mes parents m’ont inscrit à l’athlétisme et le théâtre pour me « canaliser ». J’y suis resté par plaisir, car j’ai rencontré de belles personnes. Ma professeure m’a ensuite encouragé à passer le concours d’entrée au Conservatoire de Marseille, et j’y suis allé sans vraiment savoir où cela me mènerait. Après mon bac, et sur les conseils de ma mère, j’ai intégré le DEUST à la faculté de Besançon (formation intensive professionnalisante et préparatoire aux grandes formations des métiers du spectacle). Quitter ma famille, mes amis, mes repères, pour aller à 800 kilomètres de chez moi fut incontestablement un tournant. Ensuite, j’ai rejoint l’école nationale de Saint Étienne.
Puis sont venues les premières auditions et les refus. J’ai appris à accepter que beaucoup de choses pouvait échapper à notre contrôle : la production, le physique, la disponibilité. J’ai donc abordé le théâtre sans grandes attentes, avec l’idée que je n’avais rien à perdre. J’ai fini par voir chaque audition comme un travail, une rencontre avec un personnage et une vision de la scène. Ce fut une étape psychologique importante : comprendre que ce n’est pas toujours soi qui est en jeu. Pour autant le théâtre n’a jamais été une nécessité vitale pour moi. C’est une passion, un métier qui me fait vibrer, mais pas une fin en soi. Si un jour je devais arrêter, d’autres choses m’attireraient, ce qui me permet de continuer ainsi sans pression.
La formation, les rencontres et les influences constituent souvent les fondations d’un artiste. Quelles sont celles qui ont été déterminantes pour vous ?
Je ne pense pas à des personnes en particulier qui m’auraient donné envie de faire ce métier. Ce sont plutôt des moments, des sensations. Par exemple, en Anjou, en voyant le NTP (Nouveau Théâtre Populaire) jouer une fresque de Balzac en plein air, j’ai eu la sensation d’une vraie fête théâtrale et humaine. Ce genre de moments me font aimer le théâtre. Je n’ai pas de modèles précis, j’aime travailler avec des gens passionnés, qui échangent et apportent une vision. Un metteur en scène ou un réalisateur enfermé dans sa tête et dans ses certitudes ne m’intéresse pas. Faire bonne figure et recevoir des applaudissements ne sont pas pour moi des motivations prioritaires. Ce qui compte est d’éprouver des choses, confronter des visions, des enjeux. Au théâtre, le partage avec le public doit devenir plus grand que nous.
Comment concevez-vous votre approche du métier d’acteur ?
Plus comme un travail de partage et d’émotions. J’adore Marius pour cette raison. J’ai le rôle-titre, mais sans les autres personnages, la pièce perdrait son sens.
Il faut donc m’appuyer sur la famille, les amis, autant dans la pièce qu’humainement. Je vois trop de spectacles où les gens jouent pour eux-mêmes, par peur ou ego et je ne ressens ni leur cœur, ni ce partage. Pour moi, le théâtre est une grande fête, un jeu sérieux, mais dans lequel la légèreté est également partie prenante avec surtout, beaucoup de cœur.
Quels autres auteurs, qu’il s’agisse de théâtre ou de littérature, vous ont le plus profondément marqué ?
Difficile de n’en choisir qu’un ou une, mais comptent parmi mes auteurs préférés : Pagnol, Shakespeare, Romain Gary, Jack London, Benoite Groult, Annie Ernaux.
Quelle est la première des œuvres de Pagnol que vous avez jouée ?
Marius, pas entièrement mais quelques scènes.
Comment vous êtes-vous approprié le personnage de Marius ?
Marius est une histoire particulière. Je suis Marseillais, j’aime Marseille et la mer, ce qui me lie intimement à ce personnage. Je ne me suis appuyé sur aucune méthode en particulier. Je suis quelqu’un de très « physique » qui éprouve habituellement le besoin de sentir les choses dans mon corps. Avec Marius, c’est un peu différent, car ce n’est pas un personnage apparemment très physique, néanmoins il l’est au fond de lui. Je sors de ce rôle épuisé, mentalement et physiquement, bien que je n’aie pas à courir ou sauter partout comme dans d’autres spectacles.
Pour Marius, je dois vraiment m’immerger dans l’émotion et dans ce que je raconte mais il faut canaliser cette énergie dans les intentions, dans quelque chose de plus naturel. J’aime beaucoup cet équilibre : donner juste ce qu’il faut, sans exagération. Je ne lâche donc jamais ma tête ou mon cœur, je dois constamment me contrôler, sinon j’en fais trop et je bouge dans tous les sens. Ce personnage vit en moi, il bouillonne, mais je retiens tout, car, de fait, Marius retient tout. Il hésite à partir jusqu’au moment où il ne peut plus, et c’est là que naît la tragédie.
J’en ai pris conscience dès les premières répétitions. Comme il s’agissait d’un texte que je connaissais bien et qui m’était cher, pour la première fois, j’ai dit au metteur en scène : “Tout ce que tu veux tu l’auras le jour de la première, mais là il faut jouer, il faut du monde en face, il faut jouer“. On a fait quelques filages, mais je savais que j’avais besoin du public pour libérer l’énergie de mon personnage.
Comment avez-vous travaillé les interactions entre Marius, Fanny et César pour refléter cette richesse relationnelle ?
Frédéric Achard a réalisé une adaptation subtile de la pièce originale, en conservant toute l’âme provençale de Pagnol. Il a su actualiser cette tragédie universelle et intemporelle sans toucher à l’essence de l’œuvre. Les interactions se sont faites naturellement, en grande partie grâce aux relations humaines et à l’amitié qui se sont développées au sein de la troupe. J’ai eu la chance jusque-là, de toujours travailler dans des projets où l’aspect humain et l’amitié permettaient au spectacle de décoller, je suis bien conscient que ce n’est pas le cas pour tout le monde.
Dans Marius, il y a cette énergie familiale, amicale et même avec ceux que je ne connaissais pas avant, nous sommes devenus proches. Les rapports entre les personnages reflètent ceux que nous avons dans la vie. Je ne veux pas dire qu’il faut absolument être amis dans la vie pour jouer des amis sur scène, mais ça apporte un supplément d’âme !
Quelles sont vos impressions sur le fait de jouer “Marius” dans un cadre aussi prestigieux et symbolique que Cannes?
Pour être très honnête, la symbolique ou la grandeur des lieux ne m’impressionne pas. Ce qui compte, c’est l’énergie qui s’en dégage. J’ai joué dans de petites salles avec peu de monde et reçu des « décharges émotionnelles » énormes, parce que le public vibrait avec nous. Cela n’a pas toujours été le cas dans des grandes salles, même si c’était agréable. Quand j’arrive sur scène, j’adore observer la salle depuis la scène et inversement. Ce qui m’importe c’est d’emmener le public à Marseille, sur le port, sur les quais, au bar de la Marine.
Existe t-il un moment où une scène dans “Marius” qui vous touche particulièrement, ou dont vous gardez un souvenir marquant ?
Certaines scènes nous touchent plus que d’autres selon ce qu’on ressent, mais je garde un souvenir tout particulier de notre première à Villefranche en 2022. Au moment où Marius s’apprête à annoncer à son père qu’il part, un train est arrivé en gare, sifflant comme un bateau. Ce son m’a transporté, et j’ai eu comme une absence. Fréderic Achard, notre metteur en scène, l’a remarqué et m’a dit : « Tu étais sur le bateau, tu étais parti. » C’était un moment très fort, où j’ai vraiment pris conscience que Marius quittait tout. Parfois, quand je ne suis pas totalement dans l’instant, je repense à ce moment pour me reconnecter à l’émotion.
Une autre scène qui me touche beaucoup est celle du “Bonsoir mon fils” avec César. Elle résonne particulièrement en moi .Cette scène, ainsi que la fin de l’acte 2, avec Fanny, me bouleversent, mais encore d’une autre manière.
La trilogie de Pagnol offre une évolution notable du personnage de Marius. Cette évolution a-t-elle une conséquence dans votre interprétation du premier volet ?
Au début, quand Fréderic Achard m’a proposé de jouer Marius, j’ai accepté sans hésiter. Lors d’une conversation, il a mentionné Fanny et César, et je lui ai avoué que je n’avais jamais lu César. Il m’a répondu surpris: «Tu ne connais pas la fin de ton personnage ». J’ai trouvé cela très beau comme formule, et je lui ai dit que je n’avais pas besoin de la connaître. Chaque soir, je joue Marius dans Marius, et le jour où on jouera Fanny, je jouerai Marius dans Fanny. Même si depuis, j’ai fini par lire la fin, je n’y pense pas sur scène, car il serait faux pour moi, de le jouer en pensant à l’issue finale !
Y a-t-il une réaction ou un commentaire de spectateur qui vous a particulièrement touché lors de vos représentations ?
Je n’écoute les retours du public que d’une oreille, par pudeur et pour me protéger. Mais certains commentaires me touchent, qu’ils soient bons ou mauvais. Concernant Marius, une histoire m’a vraiment touchée. Le père de notre metteur en scène, Frédéric Achard, un grand fan de Marcel Pagnol, est venu nous voir après une répétition. Il a fait un tour de table en s’adressant à chacun de nous. Quand il est arrivé à moi, il m’a regardé dans les yeux et m’a dit : « Marius, c’est un personnage compliqué », puis il a secoué la tête comme pour me souhaiter bonne chance. J’ai pris son propos comme un défi, car j’adore les défis. Après la première à Villefranche, il est revenu me voir, les yeux un peu rouges, et m’a simplement tapé sur l’épaule, secouant la tête dans l’autre sens. J’ai compris qu’on avait touché quelque chose avec son fils Frédéric… C’est ce genre de moment qui donne du sens à notre métier.
Quels sont vos prochains projets au théâtre ou au cinéma?
Je viens de terminer le tournage de Le Gang des Amazones et j’ai récemment travaillé sur une série pour France Télévision, ainsi que deux courts-métrages : Crane de Marion Guerrero et Bernadel 1842 de Sasha Wolf.
Côté théâtre, j’ai deux spectacles en tournée jusqu’à l’année prochaine : L’Odyssée (où je joue Télémaque) et Marius. J’ai aussi d’autres projets en préparation : C’est ici mon amour que j’appris ma blessure, un monologue de Melquiot mis en scène par Pierre Blain, prévu pour novembre 2025, L’Amorale de Marion Aubert, avec la Compagnie Le Souffleur de Verre, mêlé à Peer Gynt d’Ibsen, où j’incarnerai Peer Gynt.
Est-ce un choix de vous concentrer pour un proche avenir sur le théâtre contemporain ?
Non ce n’est pas un choix. Ce sont surtout les rencontres et les projets qu’on m’a proposés qui m’ont naturellement conduit vers le théâtre contemporain. Cela s’est fait assez simplement, sans que je me fixe cette direction dès le début.
Propos recueillis par Cécile Day Beaubié