Présentation de la création de l’œuvre par Edgar Istel
Un écrivain musical et compositeur de Munich, Edgar Istel (1880-1948), avait fait paraître, sous forme de guide pour suivre la musique au concert, une étude intéressante sur la Huitième symphonie de Gustav Mahler.
Voici, en traduction, comment il caractérisait l'œuvre de G. Mahler :
« Depuis que Beethoven, dans sa Neuvième Symphonie, a réussi à donner à une forme d'art restée jusque-là purement instrumentale un couronnement qu'ont pu lui fournir les voix chantant en soli et en chœurs, l'œuvre symphonique tend à se développer de plus en plus dans le sens de l'adjonction des paroles pour renforcer les sons instrumentaux et préciser leur signification. Un exemple frappant de cette tendance nous est fourni par la Faust-Symphonie de Liszt, dans laquelle, à la fin du dernier morceau, un ténor solo et un chœur mystique s'unissent à l'orchestre. La Huitième symphonie de M. Mahler se termine par l'emploi des mêmes paroles du Faust de Goethe, mais, ici, le musicien est allé beaucoup plus loin que Liszt ; il s'est risqué pour la première fois, à désigner du nom de symphonie un ouvrage dont le caractère paraît essentiellement vocal. Autrefois, l'on aurait dénommé cantate une œuvre de ce genre : cependant ce qui distingue essentiellement de la cantate la composition de M. Mahler, c'est qu'elle peut revendiquer le nom de symphonie et que sa vraie qualification serait «symphonie avec parties de chant obligées». Cela ne veut pas dire que les voix y soient employées d'après je ne sais quelle conception hypermoderne, contrairement à toute juste entente de leurs exigences naturelles. Malgré les efforts puissants qui leur sont demandés, elles sont conduites normalement et, quoique les parties instrumentales produisent souvent l'impression d'un antagonisme avec elles, on a le sentiment que l'ensemble marche avec unité dans un tout conservant sa cohésion. Ainsi les voix des instruments et les voix humaines concourent à l'expression d'une idée élevée. La première partie de la symphonie a pour base l'hymne Veni creator spiritus dont les vers sont attribués à l'archevêque de Mayence Hrabanus Maurus (780-856), tandis que la deuxième est écrite sur la scène finale du Second Faust. Le lien profond qui rattache l'une à l'autre ces deux pièces de haute poésie a été constitué musicalement par M. Mahler au moyen d'une unité thématique maintenue rigoureusement. Cet esprit créateur de l'amour, invoqué avec tant de ferveur dans l'hymne, prend son essor dans le poème de Goethe et semble envelopper le monde entier. »
Plus d'un demi-siècle avant Mahler, Berlioz avait écrit, et dédié à Paganini, une « Symphonie dramatique avec chœurs, solos de chant et prologue en récitatif choral ». C'est là le sous-titre de Roméo et Juliette, dont le succès persiste depuis le 24 novembre 1839. Berlioz écrivait dans la préface de cette grande œuvre : « On ne se méprendra pas sans doute sur le genre de cet ouvrage. Bien que les voix y soient souvent employées, ce n'est ni un opéra de concert, ni une cantate, mais une symphonie avec chœurs. Si le chant y figure presque dès le début, c'est afin de préparer l'esprit de l'auditeur aux scènes dramatiques dont les sentiments et les passions doivent être exprimés par l'orchestre. C'est en outre pour introduire peu à peu dans le développement musical les masses chorales, dont l'apparition trop subite aurait pu nuire à l'unité de la composition. Ainsi, le prologue, où, à l'exemple de celui du drame de Shakespeare lui-même, le chœur expose l'action, n'est chanté que par quatorze voix. Plus loin se fait entendre (hors de la scène) le chœur des Capulets (hommes) seulement; puis, dans la cérémonie funèbre, les Capulets hommes et femmes. Au début du finale figurent les deux chœurs entiers des Capulets et des Montaigus et le père Laurence et, à la fin, les trois chœurs réunis ». Roméo et Juliette est un ouvrage de caractère vocal que Berlioz a désigné sous le nom de symphonie parce que l'élément symphonique y prédomine pendant cinq numéros sur sept. L'œuvre avait été composée quatorze ans après la Symphonie avec chœurs de Beethoven et quatorze ans avant la Faust-Symphonie de Liszt, elle marque une date importante dans l'histoire de la musique.
La création munichoise de la Huitième symphonie de Mahler en septembre 1910
Il y a de cela 113 ans, la saison musicale munichoise avait commencé le 13 septembre avec une grand événement qui avait été annoncé à grand renfort de publicité. Les journaux annonçaient la première exécution d'une œuvre sensationnelle : la Huitième Symphonie de Gustave Mahler, un chef et compositeur réputé et que l'on portait en haute estime. L'œuvre nouvelle attirait l'attention en raison du nombre énorme d'exécutants qu' exigeait cette œuvre à la fois chorale et symphonique, dont la durée seule est déjà exceptionnelle : près de 80 minutes. L’œuvre mobilisa alors 150 symphonistes, 500 choristes adultes, hommes et femmes, et 350 enfants. Outre l'orchestre et le chœur munichois, Munich fit appel aux enfants des écoles et à deux sociétés, l'une de Vienne et l'autre de Leipzig. Mahler avait écrit son œuvre en 1906 et 1907. Les préparatifs de cet opus magnum durèrent plusieurs mois avant sa création dans la salle immense de la Neue Musik-Festhalle, qui, érigée en 1906, est une des trois immenses halles qui accueillent aujourd'hui le musé de transports de Munich.
La vaste scène était distribuée de la façon suivante : en bas, l'orchestre, au-dessus, le chœur de garçons et des figurantes, quelque 300 fillettes des écoles, toutes vêtues de blanc, avec des écharpes blanches et bleues, qui comme on le sait sont les couleurs bavaroises, en bordure, de chaque côté, les choristes, les hommes en noir, un groupe de femmes en toilettes claires, un autre groupe en robes sombres ; au-dessus, un buffet d'orgue gris et rose. Gustav Mahler dirigeait d'une estrade surélevée les quelques mille interprètes, 150 instrumentistes et 850 choristes qui donnèrent son surnom à l'œuvre : la Symphonie des Mille. Il faut imaginer, au moment de l'interminable ovation que connut la première, le spectacle des 1000 interprètes qui saluèrent en agitant toutes et tous leurs partitions au-dessus de leurs têtes.
L'orchestre doit comprendre 44 violons, 16 altos, 14 violoncelles, 12 contrebasses (énorme quatuor de 86 archets!), 5 flûtes, 5 hautbois, 5 clarinettes, 5 bassons, 8 cors, 4 trompettes, 4 trombones, 1 basstuba, 4 harpes, 1 célesta, une nombreuse batterie d'instruments "contondants ". Des cuivres supplémentaires, trompettes et trombones, sont placés au-devant de l'orgue. A tout cela viennent s'adjoindre, inattendus et inexplicables, un harmonium et des mandolines.
La Huitième Symphonie comprend deux « mouvements », deux parties très différentes : la première chante en latin le Veni Creator, la seconde partie met en musique la fin du Second Faust de Goethe, avec son cortège de saints anachorètes et de personnages divers, dont le Père extatique, le Père profond, le Docteur Marianus, la Samaritaine, Marie l’Égyptienne. Une hymne catholique est juxtaposé avec l'apothéose du chef-d’œuvre de Goethe, une alliance inattendue créatrice d'une intense émotion. Dans un mouvement ascendant, la supplication que la créature imparfaite adresse en prière au Dieu omnipotent aboutit à son mystérieux exaucement, l'ascension de l'implorant vers l'esprit supérieur qu'il invoquait. La composition distinguée et ardente du poème latin anonyme rencontre le mysticisme symbolique de l’œuvre d'un des plus grands génies de la littérature allemande dans une polyphonie complexe.
(Source : textes inspirés d'articles contemporains de la création parus notamment dans la Revue musicale de Lyon)
Premier concert d'Académie — Munich 2023
Les trois représentations munichoises se jouent à guichet fermé, d'abord parce que le public a hâte de retrouver Kirill Petrenko dont la direction musicale a fait son bonheur pendant de nombreuses années, ensuite parce que, en raison de l'énormité des moyens qu'exige son exécution, la Huitième Symphonie de Mahler est rarement au programme, — elle est jouée pour la première fois au Théâtre national dans le cadre des concerts de l'Académie de musique.
Plus de trois cent choristes et instrumentistes occupaient le plateau, sans compter la soprano et les cuivres qui avaient été placé derrière et en surplomb du public, au centre de la galerie, pour créer de surprenants effets d'enrobement des auditeurs. Il va sans dire que Kirill Petrenko, que le magazine Opernwelt vient de consacrer en le désignant comme le meilleur chef de l'année, fut très chaleureusement accueilli. La plus grande qualité ne pouvait qu'être au rendez-vous : la réputation des Bayerische Staatsorchester et -chor n'est plus à faire, les huit solistes sont des plus prestigieux et le chœur d'enfants de Tölz est lui aussi un des meilleurs chœurs qui soient. Les attentes étaient grandes et elles ont été comblées. D'aucuns auront sans doute regretté qu'un grand orgue n'ait pu être installé au centre de la scène comme ce fut le cas lors de la création, mais nécessité a fait loi.
Kirill Petrenko et les interprètes sont parvenus à restituer avec magnificence la mystique de l’œuvre, à rendre par la musique le message transcendantal que contiennent les deux textes juxtaposés qui ont inspiré le compositeur, et qu'il peut être utile d'étudier avant l'écoute. Le Veni creator spiritus, tout laudatif qu'il soit pour le Créateur, est avant tout un appel à l'aide que Lui adresse les humains qui, sans Son aide, sont bien démunis face au Malin, simplement désigné par le texte comme "l'ennemi". Le corps est faible, la chair est triste, hélas ! ( "Infirma nostri corporis / Virtute firmans perpeti. / Hostem repellas longius"). L'hymne est une prière qui demande une guidance pour accéder au spirituel.
Si le Second Faust de Goethe est un drame profane, il n'est en substance pas éloigné du message de l'hymne catholique. Le texte des anachorètes qui le conclut rejoint parfaitement celui du Veni Creator. Au final, l'âme de Marguerite (Gretchen) aura le dernier mot. Cette âme n'est plus seulement celle d'une petite ouvrière allemande (Gretchen n'est pas "demoiselle"), mais elle est devenue une figure universelle et métaphysique, celle l'Éternel féminin.
Le Chœur mystique a le dernier mot, "Alles vergängliche ist nur ein Gleichnis" :
" Tout ce qui passe n’est que symbole
L’Imparfait ici trouve l’achèvement
L’Ineffable ici devient acte
L’Éternel féminin nous entraîne là-haut."
Ce sont en allemand huit vers à portée philosophique ou spirituelle et qui furent reçus dans un silence recueilli par un public pétrifié d'admiration et d'émotion, tant la qualité de toute l'exécution de l'œuvre avait atteint de rares sommets. Ce fut une soirée inoubliable, une soirée glorieuse menée à la perfection par un Maître qui, outre son intelligence scrupuleuse de la partition (toute la partition, rien que la partition) et sa suprême maîtrise de la technique, est aussi visionnaire dans le sens le plus noble du terme et par cette vision ouvre pour les auditeurs ouvre la voie du cœur vers le spirituel ou vers les chemins métaphysiques, c'est selon. Parfaitement entraînés, les trois chœurs (le chœur invité de Lettonie, le chœur d'enfants de Tölz et le chœur bavarois) et l'orchestre élargi ont fait merveille et les solistes ont tous été à la hauteur de leurs réputations.
Lors des applaudissements qui se sont terminés par une standing ovation, on a à nouveau pu remarquer la modestie de Kirill Petrenko, un Maestro qui ne se met jamais lui-même en avant et ne recherche pas les lauriers qu'il mérite au plus haut point, mais se met en retrait pour donner la vedette aux interprètes et aux instrumentistes. On l'a vu rayonnant, avec un énorme sourire radieux comme celui d'un enfant, fier et joyeux d'avoir pu porter aux nues la musique de Mahler et d'avoir touché si profondément l'âme des spectateurs qui pour beaucoup, étaient émus aux larmes d'avoir vécu cette interprétation lumineuse et renversante, touchant l'âme au plus profond et ouvrant la voie mystique. La magie de l'unisson de 300 chanteurs et instrumentistes conduits par un chef visionnaire qui met en valeur la substantifique moelle de l'œuvre. On en a pleuré de bonheur au final de cette soirée apothéotique.
Luc-Henri ROGER
10 octobre 2023
Direction musicale Kirill Petrenko
Répétition du Bayerischer Staatsopernchor Johannes Knecht
Réalisation du chœur d'État de Lettonie M?ris Sirmais
Réalisation des études du Tölzer Knabenchor Christian Fliegner
Soprano 1 Rachel Willis-Sørensen
Soprano 2 Johanni van Oostrum
Soprano 3 Jasmin Delfs
Alto 1 Jennifer Johnston
Alto 2 Okka von der Damerau
Ténor Benjamin Bruns
Baryton Christoph Pohl
Basse Georg Zeppenfeld
Orchestre de l'État de Bavière
Chœur de l'Opéra d'État de Bavière
Chœur d'État de Lettonie
Chœur de garçons de Tölz