Spectacle au répertoire de l’Opéra de Francfort depuis sa création in loco en 2017, le diptyque devait être repris en 2020, mais la pandémie de Covid en avait décidé autrement. Coproducteur, le Teatro Real de Madrid a proposé une série en 2022, mais c’est donc, huit ans plus tard, la première fois que Francfort remonte la mise en scène d’Àlex Ollé, membre du collectif catalan La Fura dels Baus. Si l’affiche est loin de faire le plein en ce soir de première de cette nouvelle série, les spectateurs présents ne sont pas prêts d’oublier l’expérience d’une réalisation d’un rare impact.
Généralement donnée au concert sans mise en scène, La Damoiselle élue de Debussy est un court poème lyrique d’une vingtaine de minutes. Titus Engel dirige ici une douce et subtile musique, où certaines entrées aux pupitres de bois annoncent le futur Pelléas et Mélisande. L’ambiance visuelle est dans ce ton, vaporeuse et céleste avec les projections vidéo de nuages dans un ciel gris. A mi-hauteur du cadre de scène est suspendu un plancher transparent sur lequel la titulaire du rôle-titre se présente en robe dorée qui lui donne l’allure de la Vierge. La soprano Elizabeth Reiter chante dans une voix qui porte et une bonne qualité de français. On a quelques difficultés en revanche à comprendre le texte de Katharina Magiera, malgré ses efforts visibles d’articulation. Le chœur reste invisible dans cette courte première partie, à l’issue de laquelle le public n’ose pas applaudir.
On peut ainsi enchaîner dans la même ambiance mystique avec Jeanne d’Arc au bûcher et les premières interventions « Ténèbres » du chœur, une foule sale et en guenilles qui avance vers le bord du plateau, cependant pas toujours facilement compréhensible en fonction du débit du texte à prononcer. En grand nombre ce soir, en plus du chœur d’enfants (de jeunes filles adolescentes plus précisément), le Chor der Oper Frankfurt est un acteur majeur de l’ouvrage, formidablement coordonné rythmiquement, malgré la densité et la force du jeu théâtral à assurer. Un poteau métallique se dresse sur toute la hauteur du cadre de scène, passant au travers de la plate-forme transparente, et c’est sur celui-ci qu’est attachée Jeanne d’Arc pour la majeure partie de l’ouvrage. Elle descend plus tard sur le plateau, mais est finalement ligotée à nouveau pour y être brûlée sur un bûcher constitué d’un amoncellement de chaises et de livres.
Avant cette funeste conclusion, plusieurs tableaux versent dans l’outrance et le grotesque, pour bien marquer la sombre nature humaine de cette foule, voire son animalité au vu des faux sexes qui pendouillent chez certains solistes et choristes. Pour la scène du jugement, cette foule est répartie sur quatre tribunes sur roulettes poussées à vue, une carcasse de voiture placée en-dessous de chacune, comme pour signifier l’intemporalité du fanatisme religieux et sa folie meurtrière. On passe carrément à la violence quand deux femmes suspendues par les pieds sont battues au sang, puis on peut même déceler l’évocation du hooliganisme quand les supporters de deux équipes sont répartis dans deux tribunes, assistant à un hypothétique match de La mère aux Tonneaux contre Heurtebise. Le Roi de France passe à un moment en proposant des bretzels, tandis qu’on a écrit plus tôt HEXE (sorcière) sur le T-shirt de Jeanne. La scène finale rappelle La Damoiselle élue préliminaire lorsque plusieurs femmes en robes dorées et à longs cheveux blancs paraissent sur la plate-forme transparente, dont Marguerite et Catherine.
Dans le rôle parlé de Jeanne d‘Arc, l’actrice allemande Johanna Wokalek fait certes entendre par instants un petit accent germanique, mais son français est globalement d’une remarquable qualité, ne nécessitant aucunement le recours aux surtitres… en allemand et anglais de toute façon ! Le personnage vit et meurt, avec un constant engagement mais sans outrance. Sonorisé tout comme sa consœur, Sébastien Dutrieux énonce le texte de Frère Dominique dans un agréable style théâtral. On retrouve Elizabeth Reiter et Katharina Magiera en Marguerite et Catherine, en plus de l’arrivée d’Idil Kutay en Vierge, et parmi les nombreux rôles, on peut citer aussi le ténor de caractère bien concentré Peter Marsh qui joue un Porcus particulièrement repoussant, faux gros ventre et faux sexe, qu’on pousse dans sa baignoire pour le jugement.
Le chef Titus Engel coordonne avec brio l’ensemble de ce plateau, ainsi qu’un orchestre qui fait un sans-faute. La partition d’Arthur Honegger est riche d’une folle variété de styles, entre passages lugubres, séquences flamboyantes et musique plus grinçante, voire bouffe et dansante comme dans la scène du jugement de Jeanne. On apprécie tout particulièrement les ondes Martenot, qui interviennent de temps à autre, avec parcimonie. On sort de cette représentation avec l’impression d’avoir vécu une expérience visuelle, auditive et émotionnelle d’une rare force.
Irma FOLETTI
La Damoiselle élue, poème lyrique de Claude Debussy
Jeanne d’Arc au bûcher, mystère lyrique d’Arthur Honegger
Oper Frankfurt, le 21 juin 2025
Direction musicale : Titus Engel
Mise en scène : Àlex Ollé
Collaboration à la mise en scène : Susana Gómez
Reprise de la mise en scène : Hans Walter Richter
Décors : Alfons Flores
Costumes : Lluc Castells
Lumières : Joachim Klein
Vidéo : Franc Aleu
Dramaturgie : Konrad Kuhn
Chef des chœurs : Álvaro Corral Matute
La Damoiselle élue :
Elizabeth Reiter, soprano
Katharina Magiera, contralto
Jeanne d’Arc au bûcher
Jeanne d‘Arc : Johanna Wokalek
Frère Dominique : Sébastien Dutrieux
La Vierge : Idil Kutay
Marguerite : Elizabeth Reiter
Catherine : Katharina Magiera
Porcus / Un héraut / Le clerc I : Peter Marsh
Une voix / Un héraut : Kihwan Sim
L’âne / Un héraut / Le clerc II : Étienne Gillig
Le récitant / Duc de Bedford : Philippe Jacq
Perrot / Un prêtre / Un héraut : Oliver Konietzny
Jean de Luxembourg : Julia Katharina Heße
Regnault de Chartres : Florian Richter
Guillaume de Flavy : Roberto Cassani
Moulin à vent : Pere Llompart
La mère aux Tonneaux : Michaela Schaudel
Pecus I : Alexey Egorov
Enfant solo : Luise Rahe / Lara Stolze
Chor und Kinderchor der Oper Frankfurt
Frankfurter Opern- und Museumsorchester
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