Quelle institution remarquable et précieuse que celle du Palazzetto Bru Zane qui s’attache à la restitution d’œuvres lyriques méconnues, ou du moins oubliées, du répertoire français (opéras-comiques, opéras-bouffes et opérettes) et notamment celles qualifiées de « légères » signées – entre autres – de Jacques Offenbach : Le Voyage dans la lune ou Maître Peronilla ; d’André Messager : Les P’tites Michu ou Passionnément ; de Camille Saint-Saëns : La Princesse Jaune ; de Reynaldo Hahn : L’Ile du rêve !…
Ô mon bel inconnu fait aussi partie de ce passionnant catalogue. En effet cette comédie musicale, représentée pour la première fois le 5 octobre 1933 au Théâtre des Bouffes-Parisiens à Paris, composée par Reynaldo Hahn sur un livret de Sacha Guitry a fait l’objet d’un enregistrement discographique sous le label du Palazzetto Bru Zane en septembre 2019 à l’Auditorium Grand Avignon avec l’Orchestre National Avignon-Provence dirigé par Samuel Jean. On baigne ici dans la veine légère des opérettes de l’entre-deux-guerres mais avec néanmoins des traits différents.
Prosper Aubertin que n’enthousiasme plus guère sa vie conjugale, ni son métier de chapelier, rêve de rencontres affriolantes. Aussi fait-il paraître une annonce dans un journal pour nouer une ou plusieurs relations amoureuses. En réponse, il reçoit plus d’une centaine de lettres au rang desquelles les déclarations enflammées de sa femme Antoinette et de sa fille Marie-Anne, elles aussi tentées par l’attrait excitant d’aventures sentimentales. Bien entendu, il réagit assez mal et veut les confondre, sans toutefois renoncer à la conquête d’une prétendue comtesse qui, en réalité, n’est autre que sa bonne, Félicie.
Un sujet qui ne pouvait naître que de la plume de Sacha Guitry déjà attiré par sa future épouse Jacqueline Delubac tandis qu’Yvonne Printemps avait séduit Pierre Fresnay. Comme de coutume, il utilise sa verve caustique pour évoquer ces « liaisons croisées » et régler ses comptes avec la gent féminine, au moyen de cet art ironique qui n’appartenait qu’à lui.
Il avait un temps imaginé qu’il collaborerait à nouveau avec André Messager mais c’est finalement Reynaldo Hahn qui devint son compagnon de voyage pour ce spirituel vaudeville. Il pouvait donc compter sur un musicien tout aussi précieux que son élégant complice de L’amour masqué (1923).
Au demeurant, difficile de qualifier très exactement l’ouvrage issu de leur collaboration parce que quasiment inclassable : Opéra-comique ? Opérette ? Comédie musicale ?…(mais pas évidemment au sens où l’on l’entend aujourd’hui). Il s’agit plus exactement d’une « comédie en musique » tant l’osmose entre le texte et la partition semble ici si parfaite au point de ne former qu’une seule et même œuvre. A écouter ce « récitatif chanté continuando » soutenant les dialogues des protagonistes comment ne pas songer, même si la comparaison peut paraître hardie, que Pelléas et Mélisande1 de Claude Debussy (à 30 ans de distance) ait inspiré, en la circonstance, la méthodologie du « parlando musical » du compositeur de Ciboulette.
Bien entendu, 1933 s’inscrit aussi dans le prolongement des « années folles », de la libération des mœurs et de l’émancipation de la femme, ce qui donna lieu à des œuvres aussi coquines que d’un humour ravageur, de Phi-Phi (1918) d’Henri Christiné jusqu’à Un soir de réveillon (1932) de Raoul Moretti en passant par Là-haut ! (1923) de Maurice Yvain.
O mon bel inconnu, après avoir obtenu les faveurs du livre-CD du Palazzetto Bru Zane, a été également représenté à l’Opéra de Tours en décembre 2022, au théâtre de l’Athénée de Paris en avril 2023 puis en décembre à l’opéra de Dijon et à l’Opéra de Rouen Normandie. L’Opéra de Massy l’affichera en mars 2024.
L’Opéra Grand Avignon l’accueillait pour ces fêtes de fin d’année avec précisément le même orchestre que celui de l’enregistrement, bénéficiant aussi de la baguette de Samuel Jean grand spécialiste de ce type de répertoire : Un bonheur réitéré déjà éprouvé à l’écoute du CD.
Il faut toutefois noter que les distributions des représentations susvisées, n’ont rien de commun avec celle de l’enregistrement mais , outre leur indéniables qualités, elles ont le mérite de reconstituer l’esprit d’une véritable troupe.
On y trouve tout d’abord le désopilant Prosper de Marc Labonnette dont le physique et certaines mimiques viennent parfois rappeler les prestations hilarantes du regretté comédien Jean Le Poulain2 (administrateur de la Comédie Française en 1986). Il ne fait pas de doute que Marc Labonnette s’inscrit véritablement, dans le contexte, comme l’acteur idéal pour incarner ce mari qui croit tenir les rênes alors que, comme dans nombre de comédies de Sacha Guitry, ce sont finalement les femmes qui parviennent à tirer adroitement les fils de l’intrigue.
Et toutes trois flirtent ici avec l’excellence comme Clémence Tilquin qui possède une voix longue et complètement maîtrisée et incarne à merveille la femme vacillant entre le conformisme familial et son désir d’adultère. Il en va de même pour Sheva Tehoval qui dessine avec tendresse et fraîcheur la jeune fille en fleurs dans l’effervescence de ses désirs contradictoires, tandis qu’Emeline Bayart reprend le rôle de la bonne Félicie dévolu lors de la création à la charismatique Arletty. Lourde succession qu’elle assume avec autant de brio que de panache. Elle brûle les planches en livrant en outre, une mise en scène dont on ne peut qu’admirer le mélange exquis d’esprit, de charme et de volupté .
Un trio masculin étincelle dans l’humour funambulesque : le prétendant Claude de Victor Sicard ( baryton qui explore, par ailleurs, un large répertoire de Rameau à Debussy en passant par le bel canto romantique), le double-rôle du client déjanté Jean-Paul et du pittoresque propriétaire Monsieur Victor par Jean-François Novelli (artiste à la carrière protéiforme : musicien, interprète de baroque ou de mélodie française, comédien voire clown) tandis que Hilarion Lalumette, l’ami de la famille, est croqué avec un sens accompli du cocasse par Carl Ghazarossian . Petit exploit : il est muet pratiquement tout au long de la pièce (et pourtant si subtilement expressif !) mais retrouve la parole avant l’entraînant ensemble conclusif non sans s’être au préalable lancé dans un jubilatoire et malicieux pastiche d’une aria belcantiste : « Oubli fatal ».
Une œuvre étincelante qui, à tous points de vues, se déguste comme un délice d’esprit et de raffinement.
Christian Jarniat
29 Décembre 2023
1Au demeurant, comment oublier que le chef d’orchestre de Pelléas et Mélisande était précisément, lors de la création en avril 1902, André Messager.
2Jean Le Poulain, outre sa carrière de comédien, fit des incursions dans deux œuvres d’Offenbach mises en scène par Maurice Lehmann : La Périchole en 1969 et Barbe Bleue en 1972.
Direction musicale : Samuel Jean
Mise en scène : Émeline Bayart
Assistant à la mise en scène : Quentin Amiot
Scénographie et costumes : Anne-Sophie Grac
Lumières : Joël Fabin
Décors et accessoires : Ateliers de l’Opéra de Tours
Costumes : Ateliers de l’Opéra Grand Avignon
Études musicales : Franck Villard
Distribution
Prosper : Marc Labonnette
Antoinette : Clémence Tilquin
Marie-Anne : Sheva Tehoval
Félicie : Émeline Bayart
Claude : Victor Sicard
Jean-Paul et M. Victor : Jean-François Novelli
Hilarion Lallumette : Carl Ghazarossian
Orchestre national Avignon-Provence