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À 3.000 KILOMÈTRES DES COMBATS…

À 3.000 KILOMÈTRES DES COMBATS…

dimanche 29 octobre 2023
Daniel Barenboïm ©DAPD /Ensemble Boulez Berlin – Salle Pierre Boulez – Berlin ©Jakob Tillmann /  Barbara Hannigan ©Marco Borggreve / Philippe Manoury ©Adrien La Forge 
          Visite à l’Académie Barenboïm-Saïd de Berlin en une période inquiétanteOù l’on retrouve le Divan occidental-oriental et la lutte (difficile) contre les préjugés. Où l’on prend place dans la Salle Pierre-Boulez, un bijou de bois conçu par Frank Gehry, retentissant de pages magistrales signées Debussy et Manoury.      

         Berlin, 29 octobre 2023. Entracte d’un concert voué à Claude Debussy et à Philippe Manoury (*1952) à la Salle Pierre-Boulez, le lieu musical aujourd’hui le plus in de la capitale allemande. Daniel Barenboïm – son fondateur – est présent. Je le salue. Il est soucieux. Les événements de ces dernières semaines en Israël le tourmentent. Il me parle de « l’écroulement du château de cartes ». Cette métaphore désigne l’Orchestre du Divan occidental-oriental, formation emblématique fondée par ses soins en 1999. Elle rassemble des instrumentistes de divers pays opposés par les jeux politiques. 

           Depuis 2016, le Divan occidental-oriental a trouvé, à Berlin, un bras séculier grâce à l’Académie Barenboïm-Saïd. Cette structure unique en son genre a été pensée – par l’outil culturel – comme un lieu de dialogue entre les Israéliens et les Palestiniens. Le nom de Saïd est le patronyme du penseur palestinien protestant Edward Saïd (1935-2003), analyste avisé du Proche-Orient et proche de Daniel Barenboïm. L’Académie accueille 80 étudiants. Ils sont dans leur immense majorité des Israéliens, des Palestiniens, des Libanais, des Iraniens, des Syriens et des Turcs. Comme on s’en doute, l’ambiance y est – depuis le 7 octobre dernier – lourde. Mais le dialogue continue, à 3.000 kilomètres des combats. Comme le déclare l’une des étudiantes, une Palestinienne de 23 ans, l’institution est l’un des rares endroits où « l’on peut être accepté par l’Autre ».1 Cette approche se voit favorisée par la présence active de psychothérapeutes, engagés afin d’écouter ces jeunes musiciens. Plusieurs étudiants ont perdu des proches dans le conflit en cours ou se trouvent sans nouvelles de leurs familles. 
           L’Académie est logée dans ce qui fut jadis l’entrepôt des décors de l’Opéra allemand d’État de Berlin.2 Les lieux sont partagés avec la Salle Pierre-Boulez.3 Cet écrin ovale en bois, une merveille de confort et d’acoustique, a été conçu sur les conseils du célèbre architecte Frank Gehry (*1929). Inauguré en 2017, il aura coûté 34 millions d’euros. Son fonctionnement annuel est de l’ordre de 7 millions d’euros. De pareilles largesses n’enchantent pas tout le monde à Berlin, jusques et y compris dans le milieu musical. Mais Daniel Barenboïm, détenteur des passeports argentin, israélien et palestinien, aura régné sur l’Opéra allemand d’État durant trente-quatre ans.4 Il est une autorité morale autant qu’un symbole musical de rayonnement mondial. Béni par Wilhelm Furtwängler et par Otto Klemperer quand il était extrêmement jeune, il aura renvoyé les élites allemands face à leur culpabilité inextinguible à l’égard de la Shoah. Elles ne peuvent rien lui refuser. Surtout en cet automne 2023, à l’heure où le gouvernement allemand affiche une attitude floue devant le conflit en cours dans les échelles du Levant. 
           Dimanche 29 octobre. Daniel Barenboïm est assis à côté du compositeur français Philippe Manoury pour un concert du Boulez Ensemble, dirigé par François-Xavier Roth (*1970). Directeur général de la musique à Cologne, ce dernier est désormais un notable outre-Rhin. Le programme comporte deux œuvres de Claude Debussy, écrites durant la Première Guerre mondiale. Il s’agit de la Sonate pour flûte, alto et harpe, comme de la Sonate pour violoncelle et piano, accompagnée de façon phénoménale par Jean-Frédéric Neuburger (*1986). Ensuite, Barenboïm et Manoury lisent ensemble – de leurs places – les partitions de la Passacaille pour Tokyo et de Grammaires du sonore, deux œuvres du même Manoury. Elles seront rendues de manière supérieure par le Boulez Ensemble et François-Xavier Roth. Dirigeant sans baguette comme l’auteur du Marteau sans maître, le chef d’orchestre d’origine alsacienne mime l’enveloppe terrestre de Boulez.5 Il affecte les mêmes complets trois-pièces que lui.  
           On retrouve le jeu royal de Jean-Frédéric Neuburger lors de la Passacaille pour Tokyo, remontant à 1994. Escorté de seize partenaires, l’instrument-roi y dialogue avec un autre piano, installé en coulisses. Manoury a repris, en l’espèce, un procédé utilisé par Gustav Mahler au long de sa Deuxième Symphonie dite Résurrection. Le goût du compositeur français pour l’orchestration se transforme en feux d’artifice durant  Grammaires du sonore, œuvre à l’énergie folle datant de 2022. Six cuivres spatialisés retentissent depuis des points différents de la salle.6 On songe aux partitions des Gabrieli comme au Requiem de Berlioz. Mais Wagner est aussi présent. Deux tubas à la mode bayreuthienne se font entendre au cours de Grammaires du sonore, après des jeux de souffle inspirés par les compositions d’Helmut Lachenmann (*1935). 
           Sortant du concert, un public nourri de bonheur parle déjà des autres réjouissances de la Salle Pierre-Boulez pour la saison 2023-2024. Il est questions d’Acis et Galathée, semi-opéra de Händel, de la soprano Barbara Hannigan comme de la Semaine Schubert, conduite par Thomas Hampson. On se réjouit de la venue des Marionnettes de Salzbourg, autant que des Canticles de Britten. On discute des concerts de musique orientale à venir et des conférences attendues sur des sujets brûlants. Daniel Barenboïm étant aussi un penseur, le lieu combine musique et réflexion. À l’image de Boulez, dont Philippe Manoury se trouve être le successeur. Il donne cours au Collège de France. 
           En 2026, le Festival d’Aix-en-Provence donnera la création mondiale des Derniers jours de l’humanité, un opéra inspiré à Philippe Manoury par l’ouvrage éponyme du satiriste viennois Karl Kraus (1874-1936). Espérons que les événements actuels n’annoncent pas un déluge de feu planétaire. Sinon, Kraus aurait rang de prophète.

Dr. Philippe Olivier 
 
 

Ces propos sont cités dans un article du New York Times daté du 1er novembre 2023 et intitulé Searching for Peace through Music. On notera, par ailleurs, que le pianiste canadien Kevin Chen a récemment ouvert un récital à Carnegie Hall par une exécution de la Hatikva, l’hymne national israélien. Il a été alors chanté par le public. Cette décision unilatérale ne correspond pas aux buts poursuivis par l’Académie Barenboïm-Saïd. 
 
2 Deutsche Staatsoper Berlin. 
 
3 Pierre-Boulez-Saal.
 
La détention simultanée d’un passeport israélien et d’un passeport palestinien vaut à Daniel Barenboïm une animosité absolue dans une partie du monde juif. On indiquera, à titre d’exemple, la détestation dont il est l’objet chez quelques-uns des dirigeants de la Communauté israélite de Strasbourg
 
5 François-Xavier Roth est issu du sérail. Né à Mulhouse, son père Daniel Roth (*1942) a été organiste titulaire de l’église Saint-Sulpice de Paris entre 1985 et le début 2023. 
 
6 Un pareil procédé est utilisé au long d’In situ de Philippe Manoury. Cette partition fut donnée en création française, sous la direction de François-Xavier Roth, pendant le Festival Musica de Strasbourg 2014. Trois ans auparavant, la maîtrise exceptionnelle de l’orchestration chez Manoury habitait déjà son opéra La Nuit de Gutenberg
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