Maurice Ravel, l’Italien Martino Traversa et Gabriel Fauré étaient à l’honneur de l’un des concerts des 24èmes Rencontres d’été de musique de chambre de Strasbourg. Organisées par l’excellent ensemble Accroche Note, une formation aux activités internationales, et constituées de trois soirées, elles ont permis d’applaudir des interprètes nommés Françoise Kubler, Lisa Meignin, Armand Angster, Christophe Beau et Wilhem Latchoumia. Quatre interprètes magnifiques.
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Voici presque un quart de siècle que le groupe strasbourgeois Accroche Note, déployant une activité internationale en matière de création puisqu’il a porté près de trois cents partitions sur les fonts baptismaux, organise des rencontres estivales de musique de chambre dans la capitale parlementaire européenne. Les animateurs d’Accroche Note – Françoise Kubler et Armand Angster – savent-ils que le grand Hermann Scherchen prit la même initiative jadis ? Se tint, en août 1933, une Session d’études musicales et dramatiques au Conservatoire de Strasbourg. Du très beau monde s’y fit entendre : le Quatuor Galimir, Karel Ancerl ou Béla Bartók en chair et en os. Le comité de patronage incluait les noms d’Alma Mahler et de Maurice Ravel. L’opération remporta un vif succès.
Quatre-vingt-onze ans plus tard, le monde a bien changé. La France traverse d’ inquiétantes turbulences politiques. Les « élites » actuelles ignorent ce qu’est la musique classique, autant que la musique de chambre. Mais Accroche Note, comme les Voix étouffées d’Amaury du Closel, continuent le combat. Ils ont constitué un vrai public. Celui du concert du 3 juillet 2024 au calviniste Temple du Bouclier aura rassemblé des auditeurs fervents le temps d’un concert au contenu fort dense. Y figuraient des œuvres de Maurice Ravel, de Gabriel Fauré et de l’Italien Martino Traversa (*1960). Ce dernier a écrit « Oiseaux tristes » pour piano, en référence au deuxième des « Miroirs » de Ravel. Servie par l’infatigable Wilhem Latchoumia, cette partition est d’une clarté assez virtuose fort élaborée. Elle montre aux Strasbourgeois nourris de Bach, de Brahms et de Bruckner qu’il existe une musique latine, pleine de lumières et de clartés complexes.
Il en va de même avec l’admirable « Trio pour clarinette, violoncelle et piano » en ré mineur opus 120, composition tardive de Gabriel Fauré attestant de son merveilleux et byzantin raffinement harmonique. Il laisse l’auditeur pantois. Cette partition enchanteresse a été donnée dans sa version avec clarinette, se substituant ainsi au violon. Alors qu’il est entré dans sa soixante-dix-septième année, l’intrépide clarinettiste Armand Angster mérite pleinement sa réputation européenne. Il dispose d’un souffle inépuisable, toujours contrôlé. Il fabrique des couleurs chatoyantes, se mêlant fort bien au violoncelle raffiné de Christophe Beau et au piano limpide de Wilhem Latchoumia. Les trois instrumentistes font honneur aux meilleures traditions du jeu à la française. Ils servent l’inspiration de Fauré, figure majeure ayant eu droit à des obsèques nationales en 1924. Leur talent est à la mesure de leur humilité, un trait de caractère en voie de disparition.
Maurice Ravel était le dernier compositeur de la soirée. La soprano Françoise Kubler, toujours inspirée, a valorisé ses « Mélodies hébraïques » de 1914, l’une en araméen et l’autre en yiddish. Elles valurent à leur auteur une interdiction d’exécution, d’enregistrement et de diffusion de toutes ses œuvres dans l’Allemagne nazie entre 1933 et 1945. Cette proscription s’étendit évidemment à l’Alsace, annexée au 3ème Reich de 1940 à 1944. La presse d’outre Rhin répandit aussi la rumeur que Ravel était juif. On lui reprocha également ses « Chansons madécasses » pour voix, flûte, violoncelle et piano remontant à 1924. Leur première audition privée parisienne suscita, l’année suivante, un scandale. Plusieurs auditeurs n’apprécièrent pas le contenu anticolonialiste de l’une d’entre elles. Le texte des « Chansons madécasses » était le fruit du travail d’Évariste de Parny (1753-1814), un écrivain natif de la Réunion s’étant élevé contre l’esclavage. Au cours de la soirée du 3 juillet 2024, la flûtiste Lisa Meignin se joignit à Françoise Kubler, à Christophe Beau et à Wilhelm Latchoumia afin de servir au mieux des pages dont le contenu – autant que celui des « Mélodies hébraïques » – n’est pas étranger aux phénomènes politiques en cours dans notre nation …
Dr. Philippe Olivier