Une véritable résurrection des opéras du “Prêtre Roux” commença avec l’intégrale historique d’Orlando furioso dirigée par Claudio Scimone, chef-d’œuvre absolu, bientôt porté à la scène dans une légendaire scénographie de Pier Luigi Pizzi (notamment au Châtelet, à l’époque bénie de Jean-Albert Cartier). Depuis, le chemin parcouru s’avère considérable puisque la quasi-totalité du legs lyrique préservé en archives ou bibliothèques de l’auteur des Quattro stagioni se trouve gravée au disque. En revanche, les productions scéniques demeurent encore chichement proposées dans nos théâtres européens. Grâces soient donc rendues au T.C.E d’avoir osé ce défi de monter l’un des meilleurs titres du compositeur vénitien, en usant d’un opportun autant qu’astucieux prétexte : celui des imminents jeux olympiques de Paris.
Emmanuel Daumas continuellement en phase avec la partition et l’action théâtrale
Notre premier contact avec L’Olimpiade remonte à l’enregistrement pionnier de Szekeres Ferenc [Hungaroton 1978], deuxième opéra de Vivaldi paru au disque, succédant à l’Orlando Furioso de Scimone avec Marilyn Horne [Erato ; 1977]. Depuis, après le très oubliable coffret Clemencic [Nuova Era ; 1990], la gravure d’Alessandrini [Opus 111 ; 2002] domine la discographie. Toutefois, au cours de la saison 2021 / 2022, Jean-Christophe Spinosi revient sur cette partition exigeante et conduit l’Ensemble Matheus en tournée pour une série de concerts. Nous eûmes l’occasion d’entendre l’étape lyonnaise, en février 2022, dans le cadre prestigieux des Grands Concerts dédiés au répertoire baroque à la Chapelle de la Trinité et en rendîmes aussitôt compte dans une critique fort louangeuse sur feu Lyon-Newsletter.com.
Ne ménageons pas notre enthousiasme : deux ans et demi plus tard, le faisceau d’impressions ressenties croît en intensité positive, d’autant plus que la connivence entre le chef et un metteur en scène tant cultivé qu’inspiré fait monter d’un considérable cran l’intérêt. Le projet aboutit à une réussite absolue, qui contribue à effacer le souvenir du très contestable spectacle proposé à l’Opéra de Nice fin avril dernier1. À noter cependant qu’il s’agissait alors d’un pasticcio où, parmi la soixantaine d’opéras composés sur ce livret de Pietro Metastasio [Métastase], avaient été retenus des airs tirés de ceux conçus par Caldara, Pergolesi, Hasse, Galuppi…etc. mêlés à ceux de Vivaldi. Ce soir, retour donc au seul opus du maître vénitien.
Nos lecteurs connaissant bien, désormais, nos allergies – toujours scientifiquement étayées – vis-à-vis des impostures, supercheries et autres mystifications scénographiques, ils saisiront le bonheur que nous éprouvons à évoquer l’absolue réussite que constitue cette mise en scène. Renouvelant perpétuellement l’intérêt soutenu du spectateur, Emmanuel Daumas demeure continuellement en phase avec la partition et l’action théâtrale. Inventivité et créativité s’inscrivent en maîtres mots de son credo esthétique. Révélant sa compréhension parfaite des codes métastasiens, il s’amuse – et nous amuse – à les détourner plaisamment, toujours avec tendresse. En outre, il n’hésite pas à faire appel aux effets scéniques des bonnes vieilles recettes héritées du théâtre baroque, bannies depuis des lustres par les matérialistes obtus : éclairs, tonnerre, fumigènes, incantations, apparitions de furies et autres créatures fantastiques. Le rêve, la fantaisie retrouvent tous leurs droits, guidés par un fil conducteur très cohérent, tandis que les costumes inspirés de Marie La Rocca mélangent allégrement les époques : maillots sportifs quasi contemporains pour les athlètes (on n’oubliera pas de sitôt la silhouette bodybuildée type “Musclor” arborée par Megacle !), tuniques antiques parfois d’un irrésistible charme érotique (Argene), habits XVIème, XVIIème et XVIIIème siècles très stylisés, voire habilement déstructurés. Ajoutons moult clins d’œil, tel ce castelet de marionnettes ponctuant les plus invraisemblables péripéties antérieures à l’action proprement dite, ou les allusions : ici au Satyricon de Pétrone revu par Fellini, là au mythe d’Icare. Ce, sans omettre, dans un contexte général d’humour au second degré si gentiment déjanté, les judicieux autant qu’envoûtants éclairages de Bruno Marsol ou la chorégraphie de Raphaëlle Delaunay (ajustée rythmiquement à la musique), ainsi qu’un coup de chapeau à l’équipe gérant maquillages, postiches perruques et masques conduite par Cécile Kretschmar. À la réserve près de quelques excessifs bruits de scène parasitant parfois l’écoute, tout respire l’intelligence dans l’exploitation des plus vastes ressources de l’imagination créatrice. Bravissimo !
Spinosi reconstitue l’effectif courant des théâtres vénitiens à l’époque de Vivaldi
Avec un orchestre doublé en cordes par rapport à 2022 et le retour des parties de vents (alors supprimées pour raisons économiques conjoncturelles), Spinosi reconstitue l’effectif courant des théâtres vénitiens à l’époque de Vivaldi. Toujours tonique, sa direction enchante par sa fluidité, son étoffe élargie, une flamme constante mais un raffinement accru dans les sections élégiaques. Oubliés les maniérismes agaçants dont il abusait autrefois. Certes, tout ne s’inscrit pas dans une démarche strictement philologique et les puristes grinceront des dents devant certaines libertés. Citons, pêle-mêle : une déformation ponctuelle de récitatifs, passés par un insolite filtre “école de Darmstadt”, voire leur momentané remplacement par des dialogues parlés ; introduction de lazzis ; une allusion phonique au Sacre du printemps de Stravinsky (rappel : créé ici-même en 1913 !) avant le chœur « O care selve » ; déplacement d’un air d’Alcandro…etc. Mais, nous opposerons aussitôt à leurs objections que, même à l’époque du flamboyant baroque crépusculaire de Vivaldi, l’exubérance restait de mise, ce dont atteste, par exemple, la pratique de l’aria di baule. Pour notre part, tout ceci ne choque nullement. Enfin, animant avec ferveur les récitatifs orchestrés, le chef adopte une façon de plus en plus énamourée d’épouser la ligne vocale dans les airs, l’Ensemble Matheus et le Chœur de l’Académie Haendel Hendrix contribuant, sous son contrôle, à une prestation de haute volée.
Technique superlative et une palette qui semble infinie chez Marina Viotti
Côté solistes, il s’avère aujourd’hui difficile d’imaginer mieux en termes de chant vivaldien.
Artiste complet, le contre-ténor polonais Jakub Józef Orliński déploie en sus d’époustouflants dons de break-danseur en Licida (parfois excessivement : son souffle – à surveiller – en pâtit lorsqu’il en fait trop !). Sonore, projetant hardiment le son, il n’hésite pas à prendre des risques qui le mènent, sur le fil du rasoir, à la frontière de la rupture… mais quelle ardeur et quelle classe ! Plus encore que dans la bravoure tout à fait assumée, son élégiaque « Mentre dormi » constitue un moment anthologique de poésie pure, où Spinosi déroule un tapis harmonique velouté, propice au déploiement d’un legato et d’un cantabile onirique inespérés.
Si Chiara Skerath nous avait éblouis en 2022 dans Megacle, force est d’admettre que Marina Viotti – un soupçon moins spontanée – lui succède avec davantage d’éclat dans le rôle, se révélant encore plus ingénieuse pour les ornementations dans les da capo dès « Superbo di me stesso » au I, en particulier dans un registre grave généreusement dispensé. Qualités antagonistes tout aussi saillantes dans « Lo seguitai felice » du III, usant d’accents d’une déchirante sincérité, s’appuyant sur une technique superlative, des registres impeccablement soudés, une palette qui semble infinie et une smorzatura à se pâmer. Cette bouleversante merveille transparaît déjà dans le duo conclusif du I « Ne’ giorni tuoi felici » avec l’Aristea de Caterina Piva, suscitant une irrésistible émotion. En outre les deux timbres s’associent idéalement dans un jeu d’une rare subtilité sur les couleurs. Que de raffinement dans l’accord de ces cantatrices, même si la seconde (au médium un peu sourd, mais supérieure en diction à Margherita Maria Sala qui tenait le rôle à Lyon) atteint son zénith en solo juste après2, dans un « Sta piangendo la tortorella » riche d’affects, stylistiquement très recherché, voire dans un « Tu da me dividi, barbaro m’uccidi » atteignant les pics d’une véhémence de haute école.
Sans disposer d’un matériau aussi large que Benedetta Mazzucato qui la précédait il y a deux ans, l’Argene avisée, prudente, de Delphine Galou retient pourtant l’attention par son phrasé et sa fine musicalité. La comédienne et la diseuse surpassent sans doute chez elle la cantatrice, dont le format reste – pour l’heure – un peu restreint pour un aussi vaste vaisseau que le TCE. Par conséquent, qu’il soit permis d’espérer l’entendre dans le cadre plus intimiste d’un bijou rococo comme le Schloßtheater de Schwetzingen, le Cuvilliés de Munich ou le Théâtre de la Margravine de Bayreuth. À suivre !
Rôle terrifiant, conçu pour le castrat Marianino Nicolini, Aminta – normalement confident et mentor de Licida – devient ici une savante synthèse de devineresse pythonisse et philosophe des Lumières. Ce parti-pris inattendu renforce l’impact dramaturgique et lui fait arborer un séduisant costume zoomorphique aviaire noir et blanc. Assumant la douloureuse charge de succéder à notre si regrettée Jodie Devos, décédée le 16 juin3, Ana Maria Labin semble tout donner pour honorer sa mémoire. Déchaînée dans les ornementations inouïes du da capo dès son air d’entrée (quels trilles !), elle culmine dans son « Siam navi all’onde algenti » aria di tempesta e di paragone surhumain, combatif, éblouissant de ductilité et de fermeté d’accents. Quel panache pour un véritable couronnement de sa délirante prestation !
Les deux clefs de fa procurent également maints émois. Luigi De Donato incarne un fier Roi Clistene avec des moyens d’authentique belcantiste, se jouant avec aisance des séquences vocalisées, affichant une appréciable capacité à nuancer sans détimbrer jusqu’au pianissimo. Son « Qual serpe tortuosa » alliant la voix généreuse à l’acteur sagace hantera nos mémoires.
Avec un interprète aussi saillant que Christian Senn, Alcandro – confident du souverain – accède à une prestance et une présence inusitées, consacrées par un « Sciagurato in faccia a morte » avec violoncelle solo obbligato (sur scène pour la circonstance) interprété presque à l’instar d’un Lied, ciselé de ligne, adjoint à une sensibilité à fleur de peau qui tire les larmes.
Au bilan ? Une authentique soirée d’opéra, électrisante, inoubliable, saluée à son terme par un triomphe olympien, réservé à la totalité des protagonistes par un public en liesse !
Patrick FAVRE-TISSOT-BONVOISIN
25 Juin 2024.
1 Voir, à ce titre, la critique de notre confrère André Peyregne : https://resonances-lyriques.org/lolympiade-des-olympiades-a-lopera-de-nice/
2 NB : l’unique entracte s’effectuera au milieu de l’Acte II, selon la volonté des réalisateurs.
3 Voir l’hommage de Résonances lyriques : https://resonances-lyriques.org/hommage-a-jodie-devos/
Direction musicale : Jean-Christophe Spinosi
Mise en scène : Emmanuel Daumas
Scénographie : Alban Ho Van
Chorégraphie : Raphaëlle Delaunay
Costumes : Marie La Rocca
Perruques, maquillage, masques : Cécile Kretschmar
Lumières : Bruno Marsol
Ensemble Matheus & Chœur de l’Académie Haendel Hendrix
Distribution :
Licida : Jakub Józef Orliński
Megacle : Marina Viotti
Aristea : Caterina Piva
Argene : Delphine Galou
Aminta : Ana Maria Labin
Clistene : Luigi De Donato
Alcandro : Christian Senn