On a marché sur la lune
Le Deutsches Theater de Munich a convié son public à entreprendre un vol musical vers la lune, avec Frau Luna l’opérette entraînante de Paul Lincke dans la mise en scène du Landestheater Detmold.
Le titre de l’opérette, une question de genre grammatical
En allemand, “la lune” se dit “Der Mond”. Les francophones qui se mettent à l’étude de la langue allemande sont confrontés au problème du genre des noms et, partant, aux trois articles qui diffèrent souvent du genre des noms en français : “der”, article masculin, “die”, article féminin et “das” pour le neutre. La lune est du genre masculin, le soleil (“Die Sonne”) du genre féminin, et une petite fille (“Das Mädchen”) est du genre neutre. Dans les langues romanes, la lune appartient au règne grammatical féminin. Ainsi dit-on “la luna” en italien ou en espagnol. Pour les Allemands, Frau Luna, cela fait tout drôle ! Mais où est passé l’homme de la lune ?
L’homme de la lune est une femme !
Il faudrait savoir voler ! Tout simplement décoller et laisser les soucis derrière soi.
Trois amis fauchés comme les blés, Steppke, Lämmermeyer et Pannecke habitent à Berlin dans un appartement mansardé chez Madame Pusebach, qui leur réclame les loyers impayés et les menace d’expulsion. Steppke s’est fiancé à la nièce de sa logeuse, Maria, mais Madame Pusebach a dans la foulée de la résiliation du logis annulé les fiançailles. De toute façon Steppke ne pense qu’à son voyage spatial. Il réalise son rêve et s’envole avec ses amis sur la lune à bord de la fusée qu’il a construite. Madame Pusebach se glisse dans l’aéronef à la dernière minute. Ils atterrissent bientôt sur la lune, ce qui jette ses habitants dans une grande confusion. Les terriens y font une découverte surprenante : l’homme dans la lune n’existe pas, c’est la déesse de la lune, Madame Luna, qui y règne dans une ambiance de fête exubérante, conformément à ses instructions : “Ne gardez pas la tête baissée, les enfants, ne soyez pas stupides”. Autre personnalité sélénienne : Théophile, qui commande aux elfes. Théophile est effrayé lorsqu’il aperçoit Mme Pusebach parmi les terriens. Il l’a en effet rencontrée lors d’une excursion sur Terre dans le jardin zoologique de Berlin où il a flirté avec elle. Il ne faut pas que Madame Luna le sache ! Madame Pusebach s’accroche obstinément à Pannecke, qui aimerait bien la quitter. Le prince Sternschnuppe (étoile filante) fait la cour à Madame Luna, mais celle-ci est tombée amoureuse de Steppke. Pour contrer cet amour naissant, le prince Étoile filante s’empresse de faire venir Maria de la Terre. Et la situation connaît un dénouement heureux. Steppke se précipite dans les bras de sa Marie, le prince Étoile filante arrive à ses fins avec Madame Luna, qui se laisse enfin attendrir. Les terriens retournent à Berlin (en faisant un détour par la Hofbräuhaus de Munich, réécriture oblige.)
La crise du logement, un thème d’actualité en Allemagne“Je ne sais où trouver à louer
Car notre terre est pleine à craquer”Berliner Luft — Le bon air de Berlin
Frau Luna est le chef-d’œuvre de Paul Lincke, dont on connaît surtout trois ou quatre airs des plus célèbres : “Das macht die Berliner Luft”, “O Theophil”, “Schlösser, die im Moon liegen” ou “Schenk mir doch ein kleines bisschen Liebe”, on valse, on chante et, bien sûr, on marche tant que l’on peut. Car une chose est sûre dans cet exemple parfait d’opérette berlinoise : il fait bon vivre à Berlin !
Frau Luna est une opérette burlesque-fantastique composée sur un livret de Heinrich Bolten-Baeckers, dont la première a eu lieu le 2 mai 1899 à l’Apollo-Theater de Berlin. L’opérette a été constamment révisée et de la musique supplémentaire a été ajoutée dans sa version finale en 1922. Bolten-Baeckers avait déjà donné à Lincke en 1897 le livret Venus auf Erden (Vénus sur la terre), qui tourne autour d’un thème similaire de voyage interplanétaire.
Frau Luna a sans doute été inspirée par le roman de Jules Verne tels que De la Terre à la Lune (1865) et a été jouée dans presque toutes les grandes villes européennes. La fin du 19ème siècle est marquée par un engouement considérable pour la conquête des airs : Ferdinand von Zeppelin commence la construction de son aérostat, le terme “aviation” est inventé en 1863, on lance les premiers planeurs. En 1890, le français Clément Ader réalise le premier bond et s’élève à 20 cm au dessus du sol grâce à un aéroplane à vapeur. En 1894, l’anglais Hiram Stevens Maxim réalise le premier vol de quelques minutes à bord de son biplan à vapeur. Frau Luna est bien dans… l’air du temps !
Paul Lincke (1866-1946)
Le berlinois Paul Lincke avait dès l’enfance la musique dans les veines. Et dès 1893, il devint Kapellmeister à l’Apollo-Theater. Sa première opérette, Venus auf der Erde, date de 1897. Après quoi il passe deux ans aux Folies Bergères de Paris, avant de revenir avec de nouvelles compositions à l’Apollo, avec des airs de french cancan en tête. Il y remporte un énorme succès avec Im Reiche des Indra et Frau Luna, tous deux montés en 1899. Il connaît alors son heure de gloire. Berlin lui doit la création de la grande opérette berlinoise, l’année même qui voit la disparition de deux immenses compositeurs viennois, Johann Strauss et Karl Millöcker. En 1908, son succès lui valut d’être engagé comme premier chef d’orchestre et compositeur au Metropol-Theater, dont les revues de décors pompeux faisaient partie des plus grandes attractions de la capitale du Reich.
Son étoile ternit après la première guerre mondiale, on considéra ses opérettes comme dépassées. Elles furent cependant remises à l’honneur sous le national-socialisme. Lincke acquit alors la pitoyable réputation d’être un profiteur du Troisième Reich qui avait interdit puis massacré les compositeurs et les librettistes juifs qui avaient jusque là fait l’honneur de leurs professions. En 1933, il intégra la Kameradschaft der deutschen Künstler (confrérie des artistes allemands) et fut plusieurs fois décoré par le sinistre Goebbels. En 1937, il reçut de ses mains la médaille d’argent de sa ville natale. Il fut nommé citoyen d’honneur de Berlin le jour de son 75e anniversaire. À la fin de la guerre, Lincke voulut réemménager à Berlin. Mais les Alliés lui refusèrent, — c’est le moins qu’ils pouvaient faire, — l’autorisation d’y retourner.
La production du Landestheater Detmold
Des décors simples mais réussis. Le premier acte se déroule à Berlin. Les trois hommes désargentés sont dans la construction. La metteure en scène Katja Wolff, qui a aussi retravaillé le livret, et la décoratrice Saskia Wunsch les placent sur un échafaudage qui affiche en grand le nom de la ville et sur lequel évoluent les protagonistes. On ne voit pas l’aéronef. La lune est surtout représentée au clair de la terre : des mappemondes lui servent de luminaires et le fond de scène montre la lointaine Europe. Les séléniens sont aussi fascinés par la planète terre que les humains le sont par la lune. Sur la lune, c’est la fête, ses habitants arborent de riches vêtements et des perruques baroques (beaux costumes de Lucie Nehls-Neuhaus). Bien dans l’esprit de l’opérette, toute la production donne dans le burlesque et dans l’humour. Les parties parlées le sont comme il se doit avec l’accent et la manière berlinois, avec le fameux “Berliner Schnauze”, ce franc-parler plus que direct, marqué du coin d’un humour plutôt grossier et qui ne s’encombre aucunement des formes de la politesse. Tout cela est bien amusant, les chanteurs et les chanteuses font de leur mieux, jouant souvent mieux qu’ils ne chantent, les danseurs du ballet sont des plus divertissants (chorégraphie de Kati Farkas). On est là pour se divertir et la soirée se déroule dans une ambiance bon enfant. Et le final est claqué par le public.
Luc-Henri ROGER
26 juin 2024
Direction musicale Mathias Mõnius
Mise en scène Katja Wolff
Costumes Luzie Nehls-Neuhaus
Lumières Carsten-Alexander Lenauer
Décors Saskla Wunsch
Masques Kerstin Steinke
Chorégraphie Kati Farkas
Dramaturgie Anna Neudert
Direction du choeur Francesco Damlani
Distribution
Frau Luna : Simone Krampe
Fritz Steppke : Nando Zickgraf
Prinz Sternschnuppe : Hyunsik Shin
Lämmermeier : Florian Zanger
Stella Annina : Olivia Battaglia
Pannecke : Jakob Kunath
Theophil : Dieter Goffing
Venus : Annette Blazyczek
Frau Pusebach : Brigitte Bauma
Mars : Andrea Drabben
Marie : Penelope Kendros
Mondgroom : Dorothee Bienert
Orchestre, ballet et chœur du théâtre de Detmold