QUAND LE BUZZ DESSERT L’EMOTION
La metteuse en scène Lydia Steier avait promis un « coup de poing dans le ventre ». C’est au mieux une petite claque, si ce n’est une simple « pichenette » qui nous est proposée en ce soir de première, à l’occasion de la reprise de cette production. Pour la claque, c’est plutôt du côté de la soprano norvégienne qu’il faudra lorgner.
Car si la tragédie d’Oscar Wilde, écrite en français en 1891, avait tout d’une œuvre sulfureuse, et si la transposition Straussienne donnée pour la première fois à Dresde en 1905 fut un véritable scandale, les effets voulus ou attendus de cette production, malgré quelques fulgurances, tombent souvent à plat.
Au lever de rideau, point de palais, ni de banquet, en tout cas aux premiers regards.
Nous sommes plutôt dans un bunker, plus précisément dans l’arrière-cours de la demeure d’Hérode. Difficile de se positionner dans le temps, il règne une ambiance pré ou post-apocalyptique. Le chaos n’est pas loin.
Au dessus de l’arrière-cour, au travers d’ une baie vitrée se situant à l’étage, se dessine clairement la scène du banquet. On peut y apercevoir le Tétrarque, son épouse ainsi que toute la Cour : aristocrates, drag queen, punks, drogués et marginaux.
Tout ce beau monde s’emmêle, se chevauche, se mélange, s’échange. On y devine des esclaves sexuels, passant de mains en mains, soumis, usés, abusés… puis sacrifiés. C’est clairement une orgie. Salomé s’y tient debout, immobile, à part, comme déjà ailleurs.
La scène est marquante, sans aucun doute, mais l’esthétique visuelle ne fonctionne pas. Trop kitsch, trop de monde, trop loin, trop ou pas assez de détails finalement.
Certes, rarement l’opéra aura proposé une scène aussi décadente, aussi osée, mais il règne comme une impression de déjà vu.
On reconnaîtra cependant l’excellente lumière sur cette séquence comme tout au long de l’opéra d’ailleurs, proposée par Olaf Freese. Une franche réussite.
Une fois passée la sensation orgiaque, il faut revenir à l’arrière-cour en premier plan, avec un ballet qui sera incessant tout au long de la représentation : les cadavres descendus de chez les puissants seront jetés à la fosse, par des liquidateurs type Tchernobyl. Pour chaque cadavre, c’est l’équivalent en chair fraîche qui sera livré puis monté au « banquet » par le page dont c’est visiblement la tâche.
L’arrivée du prophète sur scène apporte une dynamique nouvelle. Désormais la musique et les échanges entre Salomé et Jochanaan, imprimeront le rythme de l’orgie, avec une action tantôt ralentie, tantôt accélérée.
Et comme un pied de nez à sa propre mise en scène, ce sont les quelques instants suspendus entre la princesse de Judée et le prophète qui offrent les plus intenses moments. Seuls les deux protagonistes sont éclairés, tout le reste est figé ou dans le noir. Débarrassées de tous ces effets, de tous ces décors et de toutes ces provocations : l’émotion et l’extase sont enfin là !
La séquence masturbatoire de Salomé au dessus de la citerne, n’apporte rien.
D’une part Lise Davidsen n’y est pas forcément à l’aise, d’autre part on a connu largement plus subversif pour montrer du désir envers Jochanaan que ces trop longs instants de trémoussements, ne serait-ce qu’avec un simple doigt subtilement posé sur les lèvres du prophète. La provocation apparaît comme gratuite et gênante.
Salomé demeure immobile au début de la « Danse des sept voiles ». La scène se tiendra en trois temps.
Hérode d’abord, effeuillant sa belle-fille, retirant ses sous-vêtements, les reniflant tout en les conservant tel un fétichiste et le pervers qu’il est. Il règne une atmosphère poisseuse.
Puis Salomé de reprendre la main, enfourchant son beau-père jusqu’à l’acte sexuel. Et enfin, comme si cela ne suffisait pas, c’est tout le plateau sans exception qui vient commettre un viol collectif. Tout le monde aura sa part, des figurants jusqu’aux cinq juifs pour l’assaut final.
Cachée pendant quelques minutes, la chanteuse en sortira chancelante, le visage marqué par cette expérience. Difficile de dire s’il s’agit d’un jeu d’actrice ou non, tant l’épreuve fut longue et éprouvante.
On s’interrogera sur cette « débauche » d’action, car initialement cette scène doit aboutir à une double réalisation. Réalisation d’une vengeance voulue et téléguidée par Herodias pour éliminer son détracteur. Et réalisation d’un fantasme, d’un désir fou qu’est celui de Salomé de baiser les lèvres du prophète.
Difficile de voir en quoi ce viol collectif amène la princesse à réclamer la tête de Jochanaan. A moins qu’il ne soit la représentation, le bouc émissaire, la dénonciation du patriarcat systémique pointé du doigt par la metteuse en scène américaine ?
La scène finale verra un dédoublement de Salomé. La « vraie » allongée à même le sol après avoir été assommée d’un coup de crosse. Elle rampe, agonisante, derrière la tête de Jochanaan. D’ailleurs, elle ne la saisira pas, ni ne l’embrassera. On lui retirera avant.
L’autre Salomé, évolue dans un monde parallèle, transfiguré, onirique et fantasmagorique. Elle rejoindra le prophète dans sa cellule. Ils s’élèveront tous les deux au dessus de la scène, jusqu’à l’étreinte tant désirée.
Cela restera un moment marquant de cette production.
Pour autant la mise en scène de Lydia Steier, riche de trop de provocations, finalement se perd et convainc peu le public en ce soir de première.
UN CAST VOCAL SERVI SUR UN PLATEAU… D’ARGENT
Dans cette histoire de désir, de meurtre(s) et de vengeance, ce sont les solistes qui s’en sortent avec les honneurs, tant il est difficile de trouver sa place de chanteur dans le jeu de comédien que nécessite une telle mise en scène.
C’était une prise rôle pour Lise Davidsen. Le voici le coup de poing de la soirée ! La soprano norvégienne évidemment très attendue dans le rôle-titre n’a pas déçu.
Beaucoup de facilité dans les aigus comme dans les graves. Elle incarne parfaitement cet emploi de sa douce voix quand il s’agit de minauder auprès de Narraboth, tout comme d’exiger fermement la tête du Prophète après la « Danse des sept voiles ». Outre la prononciation claire, puissante, la projection s’avère hors norme du début à la fin. Passer et surpasser la fosse de l’Opéra de Paris, dans une salle aussi grand que Bastille, nichée à 15 mètres de haut, au fond d’une cellule n’est certainement pas chose aisée.
La mise en scène de Lydia Steier nous aura permis de voir Lise Davidsen à la place où elle se trouve parmi les sopranos dramatiques : au sommet et tout en haut !
Le ténor allemand, Gerhard Siegel est lui aussi au rendez-vous.
Très bonne incarnation du roitelet libidineux, il évolue aisément dans ce qui est un jeu d’acteur qu’on qualifiera de compliqué. Prouesse facilitée peut-être par l’excellent Mime qu’il interprète par ailleurs. Il fait montre en outre d’un chant maîtrisé et généreux à souhait.
Quel plaisir de suivre tout au long de la soirée en Herodias l’exubérante prestation de la mezzo-soprano Ekaterina Gubanova : véritable actrice qui a pris à cœur et avec beaucoup d’engagement scénique son personnage de perverse, que ce soit dans son rôle muet de l’orgie initiale ou dans ses rires triomphateurs lorsque sa « chère fille » obtient la vengeance recherchée.
Son chant excelle dans tous les registres, on regrettera néanmoins qu’il soit mal valorisé par trop de déplacements. Porté par une voix encore très lyrique, très présente et dotée d’une magnifique projection le prophète incarné par Johan Reuter sait encore et toujours faire preuve d’autorité, nous gratifiant de « Jamais » / « Niemals » absolument glaçants et très réussis.
Un brin de majestuosité du baryton danois nous aurait définitivement emporté.
Un timbre clair, lumineux dès les premières notes caractérise le Narraboth de Pavol Breslik. Affublé d’un lourd accoutrement, il se montre très à l’aise dans le chant et dans le jeu. Malgré un rôle court, on regrettera comme un essoufflement dans la projection et la voix juste avant son suicide.
Katharina Magiera incarne un page remarquable et remarqué de par son jeu d’actrice, rude et physique imposé par la mise en scène, mais aussi et surtout, par une très jolie voix de contralto, emplie d’assurance. Pour l’anecdote, elle liquidera le Tétrarque d’une balle dans le dos juste avant les dernières mesures.
Belle prestation de Maciej Kwaśnikowski en premier Juif, plus compliquée pour ses 4 acolytes qui viennent malheureusement se perdre scéniquement et vocalement dans le fouillis et le brouhaha de la mise en scène.
L’orchestre de l’Orchestre de l’Opéra national de Paris porté par le britannique Mark Wigglesworth ne démérite pas, nous offrant souvent de belles nuances. La poésie et le drame sont présents tout au long de l’œuvre, mais la direction manque parfois d’unité, d’homogénéité, ce petit plus qui rendrait à la partition sa couleur tout a fait straussienne.
Le plateau vocal a bénéficié d’une réception chaleureuse de la part des spectateurs.
Mais on retiendra surtout, l’accueil enthousiaste et triomphal qu’a reçu la soprano norvégienne de la part du public parisien. La chanteuse assume clairement ses choix de rôles, passés et à venir, en ne souhaitant pas pas s’enfermer dans un registre « italien » ou « allemand »… elle confirme cependant qu’elle excelle dans ce dernier, laissant entrapercevoir du sublime. Profitons de ce fascinant moment et ne soyons pas trop impatients.
Aurélie Mazenq
9 mai 2024
Direction musicale Mark Wigglesworth
Mise en scène Lydia Steier
Décors & vidéo Momme Hinrichs
Costumes Andy Besuch
Lumières Olaf Freese
Dramaturgie Maurice Lenhard
Orchestre de l’Opera national de Paris
Herodes Gerhard Siegel
Herodias Ekaterina Gubanova
Salome Lise Davidsen
Jochanaan Johan Reuter
Narraboth Pavol Breslik
Page der Herodias Katharina Magiera
Erster Jude Matthaus Schmidlechner
Zweiter Jude Eric Huchet
Dritter Jude Maciej Kwaśnikowski
Vierter Jude Tobias Westman
Fünfter Jude Florent Mbia
Erster Nazarener Luke Stoker
Zweiter Nazarener Yiorgo Ioannou
Erster Soldat Dominic Barberi
Zweiter Soldat Bastian Thomas Kohl
Ein Cappadocier
Alejandro Balinas Vieites
Ein Sklave Ilanah Lobel-Torres