« La musique peut nommer l’innommable et communiquer l’inconnaissable » (Leonard Bernstein)
Quand Wilhelm Furtwangler qualifiait Bruckner de « mystique gothique égaré au XIXe siècle », il pensait certainement à sa Symphonie n°5 de 1878, souvent comparée à une cathédrale sonore, dont les contrepoints seraient la réponse musicale aux églises baroques de la Haute-Autriche. Cette œuvre monumentale a longtemps été jouée comme un acte de foi, une cérémonie majestueuse et solennelle. D’autres y avaient vu « un drame initiatique sans parole ». C’est, du moins, ce qui avait été écrit lors de sa première exécution au Gewandhaus en 1899. Harnoncourt, pour sa part, décrivait le rythme de cette œuvre en ces termes imagés et plaisants : « c’est Bruckner qui marche dans la nature, avec la boue qui colle aux chaussures » C’est dire si le sens profond de cette symphonie a pu être envisagé de manière différente selon les lectures proposées depuis plus d’un siècle. Œuvre foisonnante, polysémique, interrogeable à l’infini, en somme, le propre du chef-d’œuvre, cette Cinquième symphonie apparaît à de nombreux égards comme l’un des sommets de l’art brucknérien. Mais après avoir dit cela, ne sommes-nous pas en train de colporter des clichés ? Laissons la parole à Bruckner lui-même, qui avait désigné son œuvre sous le terme de Phantastische (« Fantastique ») révélant ainsi non seulement son admiration pour les grandes œuvres symphoniques de ses prédécesseurs, mais aussi son désir d’inscrire sa musique dans une tradition d’expression émotionnelle issue du romantisme allemand et des innovations harmoniques d’Hector Berlioz. C’est précisément à partir de ce qualificatif que Klaus Mäkelä a forgé sa vision de l’œuvre avec un Orchestre Royal du Concertgebouw d’Amsterdam déjà tout acquis à son futur « chef dirigent », chef prodige.
Tout commence par les pizzicati des contrebasses, des moments qui montrent des réminiscences wagnériennes… Le silence, la concentration. Voici comment s’ouvre l’ Adagio. La gestuelle du chef, comme d’habitude, ample et dansante, légèrement sautillante, un sens du legato, qui explore pourtant très rapidement les discontinuités du discours brucknérien : on sent que ce Bruckner-là est l’héritier de la Neuvième de Schubert, reprise en thème et variation. On trouve une citation même du thème de L’Or du Rhin, pastiche ou parodie… oui, Mäkelä propose une interprétation apollinienne, je dirais même mercurienne : de l’allant, une dynamique, un discours jovial et communicatif, c’est du vif-argent, dans un style gambadant et bondissant, qui délaisse résolument la prétendue clé de voûte mystique que l’on s’était habité à entendre dans Bruckner depuis des années (même si Harnoncourt déjà avait contribué à alléger enfin le Maître de Saint Florian). Ce Bruckner-là lorgne vers Schumann, dans ses égarements, ses errances, ses vertiges : c’est précisément cela la « fantastique » de Bruckner : comme autant d’épisodes de la vie d’artiste, des amours déçues, des amours déchues, des déceptions qui défilent, dans une sorte d’exploration, d’hommage amusé aux maîtres qui ont nourri son art. En dépit de quelques approximations des cors et des trombones, dans les attaques, jamais les discontinuités thématiques de ce premier mouvement, les brusques arrêts, la hargne, les changements de ton, la violence, côtoyant la badine errance d’un wanderer désabusé, n’auront été rendus. Dans cette approche, c’est efficace, révélateur et rafraîchissant.
Le deuxième mouvement confirme que le chant du hautbois est le symétrique du chant du hautbois du deuxième mouvement de la Neuvième de Schubert. Mais on entend surtout parfois la Neuvième de Beethoven, modèle avoué explicite de cette Cinquième symphonie. Il y a toujours quelque chose de dansant chez Mäkelä, et parfois dans sa gestuelle et dans son sourire il rappelle Mariss Jansons, mais les comparaisons s’arrêtent là. Mäkelä a un style unique déjà affirmé : il y a une dynamique, un corps rythmant toute la musique, de beaux moments de temps suspendus, une symphonie de pizzicati de contrebasses, quelque chose de souriant, en tout cas un refus très clair de tout dolorisme, de toute pathos. On est dans un Bruckner plus terrien, avec quelques moments de lenteur, de très beaux passages, des fragments de temps suspendus. Cela reste inégal dans ce mouvement, mais on apprend beaucoup : Mäkelä a le sens de la clarté et de la simplicité pédagogique. C’est passionnant, on ne s’ennuie jamais.
Incontestablement, le troisième mouvement est un moment fascinant. On est bien dans la danse autrichienne, folklorique, terrienne, joviale, volontairement maladroite, juxtaposée avec l’angoisse la plus morbide. Le mélange du grotesque et du sublime en somme. Ce Bruckner palpite, tournoie, virevolte, comme un feu follet, annonciateur des sarcasmes mahlériens. On n’avait jamais entendu ces passages joués de manière aussi aimable, légère, mozartienne, gracieuse, avec des flûtes amusantes. Et tout d’un coup, c’est la course à l’abîme qui reprend, tiraillements, angoisses, vertiges. Oui, cette symphonie, fille de Berlioz et de Schumann, annonce directement les accents railleurs et narquois de la Première symphonie de Gustav Mahler. Un véritable romantisme allemand, une tourmente, mais aussi un esprit moderne, alliant la grâce, la fraîcheur et l’amusement. Bref, une fantaisie à la manière de Rembrandt et de Callot. N’est-ce pas déjà ici une Vienne décadente que l’on nous donne à entendre ?
Le quatrième mouvement confirme toutes les qualités de cette interprétation : les mêmes clarinettes moqueuses, une lecture distanciée, presque parodique, un Bruckner où il se passe toujours quelque chose, un chef sautillant, souriant. Cette espièglerie pourrait agacer les gardiens du temple et tous ceux qui auraient défendu un Bruckner sentant les fumées d’encens. Mais pourtant c’est une option qui se défend et sans doute l’option la plus juste, qui donne à cette œuvre sa place exacte entre la Quatrième Symphonie, sous-titrée « Romantique », et la Sixième, nommée très justement et affectueusement par Bruckner lui-même, son « effrontée ». C’est le prélude de l’effronterie et de l’insolence ici, et tout s’achève dans un choral annonciateur du dernier mouvement de la Septième de Mahler.
De cette Cinquième symphonie, on aura donc tout dit, en définitive, et surtout des poncifs. Cathédrale sonore, mystique, reflet de la profonde foi d’un fervent croyant… Mais ce soir, Bruckner est enfin rendu à ses audaces et à son tempérament fantasque, sans doute refoulé dans la vraie vie, mais qui jaillit ici, bondissant dans sa musique. Oui : une symphonie fantasque… Fantasque et insolente, par son mélange de sérieux, de haute technique contrapuntique, juxtaposant les danses folkloriques de son Autriche natale avec les moments planant et fervents. Un Bruckner dépoussiéré par un jeune chef de 28 ans, qui a su rendre à Bruckner sa vraie place de continuateur de Berlioz, en romantique distancié, un amoureux de la musique, un hédoniste. Pour certains, contresens fascinant. Pour d’autres, une expérience passionnante. Un prélude, en tout cas, inouï, jovial. Et le triomphe réservé au chef, présage d’une très brillante carrière à la tête d’un Orchestre qui n’attend que 2027 pour vivre des moments aussi fascinants et brillants que cette soirée.
Philippe Rosset
3 mai 2024