Le titre Triticco, le tryptique de Giacomo Puccini, se réfère aux peintures ou sculptures composées en trois panneaux, dont les deux volets extérieurs peuvent se refermer sur celui du milieu. Ce format s’est développé à partir du 12e siècle dans les retables religieux, avec une nécessaire connexion thématique des trois panneaux. La metteure en scène Lotte de Beer s’est nécessairement inspirée de ce titre pour résoudre l’équation complexe de la mise en relation de ces trois opéras qui appartiennent à trois genres différents : Il Tabarro (La Houppelande), un mélodrame vériste, Suor Angelica, un court opéra lyrico-mystique et, Gianni Schicchi, une farce aussi macabre que drôle et savoureuse. Au registre tragique du drame naturaliste qui se déroule sur une péniche amarrée sous un pont parisien succède le registre romantique de la tragédie d’une nonne princière cloîtrée de force dans un couvent toscan pour avoir mis au monde un enfant adultérin, suivi du registre comique d’une farce qui a lieu dans le cadre cossu d’une maison patricienne médiévale.
Lotte de Beer et son conseiller Peter te Nuyl résolvent le problème de la diversité des trois opéras en en respectant l’inscription temporelle, comme en témoignent les costumes très réussis de Jorine van Beek, qui rendent bien l’atmosphère du pauvre milieu des débardeurs parisiens du début du 20e siècle, celle de d’un couvent clôturé du 17e siècle et celle enfin de la Florence du 13e siècle. C’est par le truchement d’un extraordinaire décor unique dû à Bernhard Hammer et par la thématique commune de la mort que les trois panneaux du Tryptique se trouvent reliés. Le décor figure un tunnel fait de tronçons qui vont s’élevant et s’étrécissant vers le fond de scène et dont une des fonctions symboliques est de représenter le temps qui passe et de permettre le défilé des siècles de l’action. Lors de l’ouverture du Tabarro, c’est un cortège funèbre qui parcourt le tunnel avec deux cercueils, un grand cercueil contenant un corps adulte et un petit cercueil pour enfant. Ensuite, par le biais des accessoires, le tunnel figurera la péniche et les bords de Seine, le couvent et enfin la chambre funèbre de Gianni Schicchi. Les éclairages d’Alex Brok et des enfumages bien calibrés accentuent le rendu des atmosphères. Les effets visuels s’enchaînent avec souplesse, avec des moments plus intenses à la fin du premier et du deuxième opéras, où l’anneau du second tronçon du tunnel effectue un mouvement complet de rotation, une grande roue qui entraîne le cadavre de Luigi fixé à la paroi et plus tard le fils mort de Suor Angelica qui lui est apparu enchâssé dans une grande croix formée d’un pourtour de lampes à la blanche incandescence. La répétition du procédé crée l’attente d’une répétition dans le troisième opéra, dans lequel Lotte de Beer a opté pour l’effet miroir inversé de la suspension d’un lit à baldaquins reproduisant le lit sur lequel repose le cadavre de Gianni Schicchi. La difficile équation est brillamment résolue, la spécificité de chacun des opéras est parfaitement rendue et cependant des charnières solides relient les panneaux du triptyque: le tunnel et ses rotations, les thèmes de la mort et des amours illicites ou interdites par le jeu des conventions sociales.
La réussite de la mise en scène s’accompagne d’un plateau prestigieux et d’une interprétation orchestrale dirigée par le chef tchèque Robert Jindra, qui a su rendre avec un enthousiasme communicatif les émotions, les tendresses, les surprises et l’humour de la partition. La Bayerische Staatsoper a engagé les meilleurs interprètes, dont le seul énoncé des noms fait rêver. Dans le Tabarro, le baryton italien Ambrogio Maestri prête son imposant gabarit et sa voix puissante au personnage de Michele. Les hésitations de Giorgetta sont subtilement rendues par le jeu de scène magistral et le soprano vibrant, de la grande interprète wagnérienne Lise Davidsen, que l’on découvre ici dans le répertoire italien, un avant-goût prometteur de sa Tosca munichoise annoncée pour la saison prochaine. On retrouve avec bonheur le ténor coréen Yonghoon Lee qui avait déjà interprété Luigi en 2018 et qui séduit par son timbre chaleureux, son volume intense, la plénitude et les richesses de son chant. La Suor Angelica d’Ermonela Jaho était un des moments attendus de la soirée, c’est ce rôle qui a révélé la chanteuse albanaise en 2011 et qui lui vaut encore aujourd’hui la plus grande des ovations. La soprano a donné une interprétation aux qualités dramatiques bouleversantes qui exprime l’agonie d’une mère écartelée que le désespoir conduit au suicide, d’une religieuse par contrainte dont la foi s’avère inefficace et que seul un miracle peut sauver. La mezzo-soprano Michaela Schuster rend admirablement la rigidité sordide et glaçante de la tante-princesse, avec un jeu de scène magistral. Enfin, dans le troisième opéra, on retrouve Ambrogio Maestri qui brûle les planches avec son Gianni Schicchi à la truculence pantagruélique, avec une puissance d’interprétation au phrasé exemplaire, inénarrable de drôlerie dans son imitation nasillée de Buoso Donati. Un grand interprète, dont le Falstaff est rentré dans les annales, qui rend aussi bien le désespoir misérable de Michele que les bouffonneries joviales et rusées de Buoso Donati. Elsa Dreisig donne un délicieux “O mio bambino caro”, la seule aria de la soirée. L’orchestre et le chef ont réussi avec brio le difficile exercice de l’accompagnement des dialogues aux répliques très rapides du dernier opéra du Trittico.
Une énorme ovation a salué cette somptueuse soirée d’opéra.
Luc-Henri ROGER
8 avril 2024
Distribution
Direction musicale : Robert Jindra
Mise en scène Lotte de Beer
Décors Bernhard Hammer
Costumes Jorine van Beek
Lumières Alex Brok
Chœurs Franz Obermair
Il Tabarro
Michele Ambrogio Maestri
Luigi Yonghoon Lee
Il Tinca Kevin Conners
Il Talpa Martin Snell
Giorgetta Lise Davidsen
La Frugola Natalie Lewis
Un vendeur de chansons Zachary Rioux
Un couple d’amoureux Elsa Dresig / Granit Musliu
Suor Angelica
Suor Osmina Ruth Irene Meyer
Suor Angelica Ermonela Jaho
La zia principessa Michaela Schuster
La badessa Victoria Karkacheva
La suora zelatrice Ursula Hesse von den Steinen
La maestra delle novizie Noa Beinart
Suor Genovieffa Eirin Rognerud
Suor Dolcina Seonwoo Lee
La suora infirmiera Emily Sierra
1ère chercheuse d’aumône Eliza Boom
2e chercheuse d’aumône Natalie Lewis
1ère infirmière laïque Eliza Boom
2e infirmière laïque Natalie Lewis
Chœur d’enfants du Bayerische Staatsoper
Gianni Schicchi
Gianni Schicchi Ambrogio Maestri
Lauretta Elsa Dresig
Zita Noa Beinart
Rinuccio Granit Musliu
Gherardo Zachary Rioux
Nella Eliza Boom
Gherardino David Geberth
Betto di Signa Christian Rieger
Simone Martin Snell
Marco Daniel Noyola
La Ciesca Emily Sierra
Maestro Spinelloccio Donato Di Stefano
Ser Amantio di Nicolao Andrew Hamilton
Pinellino Roman Chabanarok
GuccioThomas Mole
Orchestre de l’État de Bavière
Opéra national de Bavière