A la chute du rideau de l’Opéra de Nice sur cette Madama Butterfly, une pluie de fleurs blanches s’est abattue sur le plateau alors que Corinne Winters (Cio-Cio-San) venait (d’abord) seule recueillir les longues et légitimes ovations du public. Il faut dire d’entrée, que le spectacle valait en grande partie pour elle, la soprano américaine réunissant à la fois une voix superbe et des dons de comédienne admirables. Le New-York Times l’a d’ailleurs salué comme « une actrice exceptionnelle ainsi qu’une chanteuse d’une grâce et d’une finesse extraordinaires ».
Il est vrai que rares sont les théâtres n’ayant pas reçu cette cantatrice. Cette saison, l’Opéra de Vienne l’accueillait pour le rôle-titre de Rusalka, le Festival de Salzbourg l’affichait dans Katia Kabanova dans la mise en scène de Barrie Kosky (elle répliqua ce rôle à l’Opéra de Lyon en mai 2023) et l’Opéra de Rome la fêtait dans Madama Butterfly. Elle a également chanté Les Quatre derniers lieder de Richard Strauss au prestigieux Musikverein de Vienne et dans quelques mois elle incarnera l’héroïne des deux Iphigénie (en Aulide et en Tauride) au Festival d’Aix-en-Provence.
Depuis la production que Daniel Benoin avait imaginée pour l’Opéra de Nice en 2013 le directeur du théâtre Anthéa a encore peaufiné et enrichi sa mise en scène. On peut y voir nombre de projections (suggestives vidéos de Paulo Correia) notamment, sur les premières notes de l’ouverture, l’image emblématique d’un papillon sur un épi de blé, tandis qu’une bombe atomique (à l’identique de celle ayant ravagé Hiroshima en août 1945) dévaste la ville de Nagasaki. Sur le vaste cyclorama semi-circulaire, lorsque Butterfly et Goro évoquent la mort du père, par la voie d’un « suicide imposé », apparaît l’empreinte indélébile du géniteur s’apprêtant au sacrifice ultime.
Par ailleurs, le papillon omniprésent, métaphore du rôle-titre, se retrouve de manière quasi féérique reproduit sur les costumes des chœurs (regroupés en une masse resserrée) desquels paraissent s’envoler toute une nuée de ces lépidoptères colorés et lumineux. Lorsqu’en coulisse retentira la malédiction du bonze à l’égard de Cio-Cio-San pour avoir trahi sa race par un mariage, selon lui, contre-nature, on apercevra également projetés sur le cyclorama devenu rouge, les yeux de l’oncle en fureur : un des nombreux épisodes de ce remarquable travail à la fois théâtral mais aussi « cinématographique » combiné à une judicieuse utilisation des lumières qui, par des cercles concentriques, viennent encercler certains personnages rappelant ainsi le climat si spécifique de certaines estampes japonaises.
Lorsque le rideau s’ouvre sur l’acte 1 d’épaisses fumées ont envahi le plateau tandis qu’au lointain feux et brasiers se consument, au point qu’il est difficile de discerner la baie. Ne demeure, en premier plan, que le paysage désolé d’une colline de cendres et de quelques troncs malingres et branches d’arbres squelettiques. Côté cour, une petite masure complètement rabougrie susceptible d’abriter les « amours » fugaces de Cio-Cio-San et de l’enseigne de marine américaine Pinkerton. Goro qui a, moyennant finances, arrangé le « mariage », montre à ce denier la maquette de la cabane (à restaurer). Ce lieutenant sans scrupules achète à coups de dollars, non seulement les entremetteurs de cette union éphémère, la location de cette minuscule bicoque mais aussi, et naturellement, l’héroïne, laquelle n’est plus ou moins à ses yeux qu’un objet. Cette œuvre évoque à l’évidence le concept de « l’emprise sexuelle » du mâle conquérant dans un pays étranger. D’ailleurs les termes du duo du 1er acte traduisent bien pareille situation quand l’adolescente fascinée par son prédateur et subjuguée par ses rêves d’amour contemple les étoiles dans le ciel (« Ah dolce notte ! Quante stelle !.. ») tandis que Pinkerton ne trouve qu’à répéter les termes: « Vieni…vieni » qui en disent long sur son empressement à assouvir son désir avec la jeune fille vendue qui, rappelons le, n’a que 15 ans. Par ailleurs, Daniel Benoin fait de Pinkerton un homme violent qui n’hésite pas, à tous propos, à manier le pistolet pour contraindre les uns et menacer les autres.
La scénographie du paysage dévasté et de la « maisonnette », qui n’est en fait qu’un pauvre réduit de quelques planches, traduit exactement avec force et pertinence l’histoire de Cio-Cio-San, enfant des faubourgs misérables de Nagasaki et qui n’a de famille que pour le simulacre de ce mariage arrangé.
Nous rapprochions comparativement cette scénographie de celle de Franco Zeffirelli, à laquelle nous assistions voici quelques mois aux Arènes de Vérone et qui dans son incontestable splendeur visuelle, propose une imposante maison (presque un palais !) bordée de riches jardins et dotée d’une multitude de serviteurs. Mais cette magnificence traduit-elle la réalité de la véritable histoire de cette pauvre geisha – avec tout ce que cela suppose – qui se laisse vendre par un entremetteur ? Au deuxième acte ne s’interroge-t-elle pas sur la proche situation de misère (- Cio-Cio-San : « Suzuki è lunghi la miseria ? » – Suzuki : « Questo è l’ultimo fondo » ) ? Il ne leur reste quasiment rien !… Et de ce point de vue, Daniel Benoin nous montre avec pertinence deux femmes contraintes à faire des lessives pour survivre. Au premier acte, les costumes traditionnels d’apparat serviront certes pour le mariage mais dans des tons sobres, alternant souvent entre blanc et gris.
Cio-Cio-San et Pinkerton traduisent ici par leur physique l’aspect exact des personnages que le public se plaît à imaginer : lui grand et élancé, elle plus petite et fine, surtout lorsqu’elle se trouve quasiment pieds nus. Pareil couple permet à la fin du premier acte de concevoir aisément une scène où l’accomplissement de l’acte charnel parait tout à fait crédible.
Trois ans après le départ de Pinkerton (lequel a promis à Cio-Cio-San de revenir « quand le rouge-gorge aura refait son nid »), le fruit né de leur fugace liaison apparaît. Il s’agit visiblement d’un gosse plus âgé que 3 ans, mais cette petite « entaille » au livret prodiguée à bon escient permet de donner à cet enfant l’occasion de jouer lui-même et de manière autonome ce qui parait bien difficile pour un bambin d’un plus jeune âge. Par exemple, notons qu’il s’intéresse particulièrement à la montre que le consul porte à son poignet et que ce dernier, ému, finit par lui donner.
Comme il est de tradition, Cio-Cio-San qui a adopté, par amour, quelques coutumes américaines, a embrassé la religion de son époux et c’est la raison pour laquelle au premier acte, plutôt que les statuettes de ses ancêtres, elle disposera sur un autel de fortune une croix chrétienne entourée de deux cierges signes formels de son ralliement à la religion de son époux d’où la fureur du bonze à son égard.
De même, devant le fol espoir du retour de Pinkerton, elle habillera son fils en petit marin américain et elle-même au troisième acte abandonnera ses traditionnelles tenues japonaises pour revêtir une robe à l’américaine avec chaussures à talons hauts. A plusieurs reprises, aussi bien dans la scène extatique qui clôture le premier acte que dans la nuit sereine qui tombe lors de l’attente du fol espoir de retour de Pinkerton, la baie de Nagasaki s’illuminera d’un ciel limpide et étoilé.
A défaut du duo des fleurs à l’acte 2 – puisque les arbres sont décharnés – le fils de Cio-Cio-San plantera dans le sol aride des petits moulins plastiques multicolores destinés aux enfants. Ce sont donc des jouets qui remplacent les fleurs tandis que les deux femmes découpent des papiers pour les transformer en confettis qu’elles répandent dans les airs.
Le magnifique interlude qui sépare l’acte 2 de l’acte 3, débute avec des vols de papillons sur un ciel de nuit, avec au loin la baie de Nagasaki bordée d’arbres qui ont refleuri. Des avions survolent la zone mêlés aux lanternes japonaises tandis qu’un plan en plongée verticale découvre un bateau de guerre qui est probablement celui sur lequel Pinkerton fait son retour. En travelling accéléré on parcourt successivement les rues de Nagasaki suivies de celles d’une ville américaine et puis de toute une série de plans de films hollywoodiens consacrés à des baisers : ceux dont fantasme sûrement Cio-Cio-San dans son rêve américain.
Mais tout bascule avec le retour de Pinkerton : un homme désormais marié qui vient récupérer son fils. Ruinée dans toutes ses illusions et soumise au sort inéluctable de la séparation d’avec son enfant, réclamée par l’épouse américaine de Pinkerton, le cyclorama redevient entièrement rouge rappelant le suicide rituel du père évoqué au premier acte. Suzuki accompagne Cio-Cio-San dans son geste désespéré : deux femmes unies jusque dans la mort par un cruel destin qui se veut à cet instant identique. Reste le sort du gamin, réfugié dans la maisonnette et qui se conclut en point d’interrogation car, on ne voit pas son père le récupérer.
Il ne fait pas de doute que Corinne Winters domine largement la représentation et rend l’hommage mérité à pareil chef-d’œuvre lorsqu’on a le bonheur de trouver pour un tel rôle une artiste aussi exceptionnellement douée. N’oublions pas que Cio-Cio-San entre en scène quinze minutes après les premières notes et ensuite n’en sort plus au fil des trois actes. Giacomo Puccini a toujours considéré Madama Butterfly comme son opéra préféré même si l’on ne peut ignorer que la création à la Scala de Milan le 17 février 1904 se solda par un retentissant et désastreux échec, le public ayant non seulement boudé la représentation mais réservé à celle-ci des huées ! Mais dès la reprise au Grand Théâtre de Brescia le 28 mai 1904 Madama Butterfly n’a, par la suite, cessé d’accumuler les triomphes, accréditant ainsi fort justement une des phrases-clefs du livret : « Rinnegata…e felice » (« Reniée et heureuse »).
Tout autant chérie du public, elle faisait le plein dès la première et les autres représentations, soit à l’Opéra de Nice, soit au Théâtre Anthéa d’Antibes se jouant à guichets fermés, preuve, sil en était besoin, que le centenaire de la disparition du compositeur (1924), ne passe pas inaperçu sur la Côte d’Azur.
Corinne Winters chante avec un timbre charnu et coloré, respectant à la lettre toutes les nuances piani de la partition avec une tessiture égale dans les divers registres. La comédienne vaut la chanteuse – par ailleurs exceptionnelle musicienne – avec une interprétation juste, raffinée, et émouvante. A ses côtés, Antonio Corianò – déjà entendu dans I Lombardi à l’Opéra de Monte-Carlo – fait valoir une voix, claire et incontestablement percutante dans le registre aigu de la partition. Peut-être peut-on par instants regretter un aspect quelque peu monocorde d’un timbre certes d’une intrinsèque qualité mais sur lequel on aimerait parfois plus de variations de couleurs et de sensualité. Angel Odena en baryton sonore propose un Sharpless non dénué de certaines subtilités. On remarque Josep Fadó qui fait de Goro beaucoup plus que le personnage secondaire qu’on voit et on entend parfois. La Suzuki de Manuela Custer (qui incarnait la saison dernière la vieille Madelon dans André Chenier à l’Opéra de Monte-Carlo) se situe parfaitement dans la lignée de ce type de rôle avec la vocalité adéquate qu’il requiert. Très émouvant de revoir sur cette scène Luca Lombardo à la prestigieuse carrière (un Don José de Carmen tant de fois applaudi en France comme à l’étranger !) dans le Prince Yamadori. Et quel plaisir de retrouver en Kate Pinkerton Valentine Lemercier (qui incarnait avec la voix et le talent qu’on lui connaît , voici quelques semaines, une des nymphes de Rusalka) et qui s’apprête à partir à Hong-Kong pour Stefano dans Roméo et Juliette de Gounod avant de revenir la saison prochaine pour deux rôles significatifs à l’Opéra de Nice. Bonne caractérisation de Mattia Denti dans son rôle du Bonze. Remarquable direction aussi sensible et intelligente que précise du maestro Andriy Yurkevych – qui était déjà, la saison dernière, à la baguette pour Lucia di Lamermoor- à la tête d’un Orchestre Philharmonique de Nice aussi brillant que subtil pour rendre justice à cette œuvre mythique.
Christian Jarniat
6 mars 2024
Direction musicale : Andriy Yurkevych
Mise en scène et lumières : Daniel Benoin
Décors : Jean-Pierre Laporte
Costumes : Nathalie Bérard-Benoin
Vidéo : Paulo Correia
Distribution
Cio-Cio-San : Corinne Winters
Suzuki : Manuela Custer
Pinkerton : Antonio Corianò
Sharpless : Angel Odena
Goro : Josep Fadó
Kate : Valentine Lemercier
Prince Yamadori : Luca Lombardo
Lo zio bonzo : Mattia Denti
Yakuside : Mickaël Guedj
Chœur de l’Opéra de Nice
Orchestre Philharmonique de Nice
Production représentée à l’Opéra de Nice et à Anthéa théâtre d’Antibes