La création mondiale du Berretto a sonagli (Le bonnet à sonnailles / Le bonnet de fou) du compositeur milanais Marco Tutino vient de faire sensation au Teatro Massimo Bellini de Catane, où il était présenté en diptyque avec La Lupa (La Louve), un opéra en un acte créé à Livourne en 1990, présenté ici en première partie du spectacle. Les livrets des deux œuvres s’inspirent librement de deux nouvelles de deux grands auteurs siciliens, Luigi Pirandello et Giovanni Verga.
La Lupa est une nouvelle que Giovanni Verga (1840-1922) avait publiée en 1880 dans le recueil Vita dei campi. Elle met en scène le personnage d’une femme mûre, dévorée par un insatiable besoin d’amour et de sexe, que pour cette raison les gens du village surnomment la louve. Elle séduit un jeune homme et le convainc d’épouser sa fille pour pouvoir l’avoir à sa disposition dans sa propre maison. Le protagoniste est partagé entre son attirance pour la louve qui l’aguiche sans cesse et son désir d’être fidèle à sa femme. Incapable de résister aux avances de la louve, il finit par la tuer. Ce chef-d’œuvre du vérisme est bien connu du public italien. Son succès avait amené Verga a en tirer une pièce de théâtre créé en 1896. Il a également inspiré plusieurs films.
Il berretto a sonagli est une comédie en deux actes, la dernière des quatre pièces que Luigi Pirandello a écrite dans le dialecte d’Agrigente, sa ville natale, et qui fut créée à Rome en 1917. Le titre fait référence au bonnet à sonnailles porté par le bouffon. Le bonnet de fou est l’aboutissement de deux nouvelles de Pirandello datant de 1912 La verità (La vérité) et Certi obblighi (Certains devoirs), deux textes qui évoquent l’histoire d’un mari qui, se sachant trompé s’accommode, de cette situation à condition que les apparences soient sauvées.
Beatrice Fiorica, née La Bella, a appris que son mari la trompe avec la femme de Ciampa, qui est au service du cavaliere Fiorica comme employé aux écritures. Elle décide de se venger et de provoquer un scandale, elle portera plainte et fera arrêter le couple adultère. Les autres personnages de la pièce tentent de l’en dissuader. Les mœurs siciliennes étaient, du moins à l’époque de l’écriture de la pièce, extrêmement rigides. Les coups de canif dans le contrat de mariage étaient tolérés de la part des hommes, mais devaient rester secrets, et s’ils étaient connus, il fallait sauver les apparences et protéger la façade de l’honneur du mari trompé. Beatrice n’en a cure et convoque le commissaire Spano qui l’incite lui aussi à renoncer à son projet. C’est alors que l’on apprend que Ciampa n’est pas l’employé soumis. Le mari trompé fait chanter la famille en la menaçant de venger son honneur dans le sang. Il faut sauver les apparences coûte que coûte, tous s’unissent contre Beatrice en la déclarant folle. Elle est porteuse du bonnet à sonnailles et ce que raconte une folle ne prête pas à conséquence.
En passant commande à Marco Tutino d’une œuvre nouvelle et en programmant sa représentation couplée à une nouvelle mise en scène de La Lupa, le Teatro Massimo Bellini de Catane a voulu rendre hommage à ces deux géants de la littérature natifs de la Sicile : Verga, le principal représentant du vérisme et Pirandello, le réformateur de la dramaturgie. Cette programmation répond aussi à un objectif politique : le refus de l’omertà mafieuse, le courage de dénoncer, au risque d’un martyre moral, la lutte contre les abus et l’inégalité des sexes sous-tendent la nouvelle création. Dans la même veine, La Lupa stigmatise les crimes sexistes.
Le metteur en scène et scénographe Davide Livermore, ami de longue date du compositeur, a réussi à unifier les deux œuvres que les livrets situent à des époques différentes. D’abord en programmant de mêmes chanteuses dans des rôles parallèles. La mezzo-soprano géorgienne Nino Surguladze joue dans chaque opéra le rôle de la mère indigne, elle est la louve en première partie de la soirée, qui commet le crime infâme de séduire le mari de sa fille, elle est en seconde partie Mme Assunta La Bella, qui abandonne lâchement sa fille en l’accusant d’une prétendue folie. La soprano moldave Irina Lungu incarne la fille de la louve, puis tient le rôle principal de Beatrice. Le ténor espagnol Sergio Escobar chante Nanni Lasca dans La Lupa, pour devenir dans le second opéra Fifi La Bella, le frère de Beatrice. Ensuite Davide Livermore réunit ses décors en les inondant de flots de couleurs créés par les lumières de Gaetano La Mela et les scénographies digitales de D-Wok, une société spécialisée dans la créativité multimédia, les performances interactives, la conception de vidéos et la réalité augmentée.
Livermore situe l’action de La Lupa revisitée par le librettiste Giuseppe Di Leva dans un atelier garage des années soixante, dont on ne voit d’abord que les gigantesques portes métalliques surmontées d’une grande inscription en lettres néons majuscules : AUTO. L’ouverture du rideau métallique donne à voir un vaste atelier garage quelque peu décoré à l’occasion d’un anniversaire que l’on y fête. Quelques policiers sont présents, dont Nanni que l’on taquine de ne pas encore s’être marié. Il se justifie en invoquant son trop maigre salaire qui ne lui permet pas de fonder famille. Une pompe à essence, de l’outillage, quelques bidons rouillés, des fauteuils et des chaises disparates meublent les lieux. L’espace scénique est agrandi par un jeu de miroirs situés de part et d’autre de l’avant-scène et par les jeux d’illusion très réussis mis en œuvre par D-Wok. Le second tableau se situe dans la trattoria que la louve a cédée à Nanni pour qu’il puisse épouser sa fille. Les grandes fenêtres vitrées de l’établissement donnent sur une voie de tramways électriques, que l’on voit régulièrement passer. Une grande enseigne signale le non du nouveau propriétaire : Trattoria da Nanni. C’est le prix payé par la louve pour s’offrir les services sexuels de son gendre. En dépit du caractère éhonté de la situation, La Lupa ne se présente pas comme un tribunal d’accusation d’une mère manipulatrice indigne. La nymphomanie de la louve peut trouver son origine dans de graves maltraitances qui l’y ont conduite. Le livret et la mise en scène refusent la dichotomie et pointent le machisme immoral de Nanni. Le tableau final dévie du texte de Verga : Nanni menace sa belle-mère et amante d’un révolver, mais finit par tourner l’arme contre lui-même et se suicide.
L’action du Berretto a sonagli se situe dans le grand salon des élégants appartements du cavaliere Fiorica, un personnage au centre de l’action dont il est totalement absent. Les costumes de Mariana Fracasso recréent l’atmosphère des années vingt. De grandes baies vitrées dominent majestueusement les toits d’une métropole. Dans cet environnement Davide Livermore a traité les personnages en les faisant jouer comme les poupées d’un théâtre d’ombres en actionnant le jeu des lumières qui en découpent les silhouettes noires sur fond blanc. Les chanteurs sont la plupart du temps de face, en font de scène, comme on le ferait pour un opéra belcantiste, mais avec des accentuations théâtrales caricaturées qui rappellent de loin la commedia dell’arte. Mais il ne s’agit pas ici d’une comédie, on assiste à une progression dramatique de plus en plus intense au cours de laquelle on voit une femme fragilisée acquérir une force morale qui va lui permettre de s’opposer au mensonge sociétal. On est au pays de Sant’ Agata, Sainte Agathe de Catane, l’héroïne d’une passion hagiographique qui subit l’horrible martyre de l’ablation des seins par des tenailles pour s’être consacrée à Dieu et avoir refusé de se marier avec un infâme proconsul romain. Dans l’opéra de Marco Tutino, Beatrice choisit de prendre le parti de la vérité contre celui du mensonge. Ciampa, le trésorier de son mari, se révèle être un chef mafieux qui détient un pouvoir absolu sur les autres personnages de la pièce, dont il s’est acquis l’allégeance en leur rendant des services financiers, les sauvant de situations honteuses qu’ils ne veulent en aucun cas voir dévoilées. Tous, à la suite de Cimpa, conduiront Beatrice au martyre, celui de l’exclusion, en la coiffant du bonnet à sonnailles. Aux tortures physiques subies par Sainte Agathe ou par Sainte Lucie correspond la destruction de la personnalité morale de Beatrice, sauf qu’ici aucun Dieu, si ce n’est le miracle de la musique de Tutino, n’intervient pour la soutenir dans son épreuve et pour l’accueillir en son paradis.
Le nouveau maire de Catane, l’avocat pénaliste Enrico Trantino, qui est aussi président du Teatro Massimo Bellini, avait souligné lors de la conférence de presse de présentation du spectacle que l’opéra, « entre autres, peut servir à s’opposer à la mafia et à l’inégalité entre les sexes. En l’occurrence, la transposition opératique d’un classique du théâtre en prose, Il berretto a sonagli, nous invite à réfléchir, à travers ses personnages, au fait que la réalité est toujours victime de mécanismes où la vérité est instrumentalisée contre le bien et où le mensonge s’arroge le droit à la vérité. La tâche de l’art est aussi, en plus de divertir les citoyens, de poser des questions et de susciter des réflexions sur notre présent ». La dimension politique de l’œuvre de Tutino est patente. En mars 1993 déjà, il avait été l’initiateur du Requiem per le vittime de la mafia (Requiem pour les victimes de la mafia) une œuvre collective de sept compositeurs, dont il avait écrit le morceau final, intitulé Libera me. Il avait écrit à l’époque : « Dire pourquoi est impossible. Pourquoi, après l’explosion d’une bombe, la mort, les images de l’asphalte fracassé, des visages pétrifiés dans le désespoir, un compositeur se sent obligé d’essayer d’atteindre, avec l’expression artistique, cette terre, ces visages, ces morts, c’est quelque chose de vraiment difficile à raconter ».
La musique de Tutino nous fut une découverte grandiose. Elle a une puissance expressive et une sensibilité confondantes qui nous introduisent dans la psyché des personnages, nous font participer à leurs pensées et percevoir le développement mélodramatique des situations. Elle ébranle. À la fois, il est rare qu’une œuvre contemporaine soit aussi facilement accessible et compréhensible au plus grand nombre et soit aussi moderne dans ses innovations tout en s’inscrivant dans la tradition de la grande musique, particulièrement de la musique romantique. Ainsi dans La Lupa trouve-t-on des citations musicales connues qui illuminent un moment le visage des spectateurs et soulagent la tension. Ainsi du toast, du brindisi que porte Nanni Lasca en chantant “Viva il vino spumeggiante (…)” tiré de la Cavalleria Rusticana de Mascagni ou encore de la célèbre chanson napolitaine “Nun è peccato” de Peppino di Capri, qui date de 1958 et confirme le temps de l’action. Des musiques plus récentes, des réminiscences discrètes de jazz ou de hard rock contribuent comme des clins d’œil à l’agrément musical. La musique de Tutino véhicule un profond humanisme et en portant à la scène deux œuvres siciliennes phares rend hommage à la culture de la trinacrie, de l’île aux trois pointes. Les compositions de Marco Tutino ont la force des grandes tragédies, elle font vibrer en nous ce que le spectacle de la violence et des passions mis en scène nous donne à voir et ont le pouvoir libérateur d’une catharis.
Fabrizio Maria Carminati, le directeur artistique du Teatro Massimo Bellini, qui a eu la chance de préparer l’orchestre de Catane en présence du compositeur, présent à toutes les répétitions, et en dialogue avec lui, a dirigé les deux opéras avec une grande maestria. En seconde partie, le chef rend parfaitement bien les intentions de la composition qui veut rendre compte du parcours de croissance morale d’une jeune femme, avec une entame aux airs de comédie suivie d’une montée de la température musicale qui suit le développement dramatique, et une musique au langage de plus en plus sombre et violent. L’excellence de l’interprétation orchestrale a reçu une ovation toute particulière du public.
Nino Surguladze dresse avec un talent consommé d’actrice le portrait de cette femme au passé tourmenté, une provocatrice pulpeuse, habillée de noir avec des souliers, un foulard, une ceinture rouges, une couleur qui évoque la passion et le sang. Sa voix chaude et veloutée a des douceurs langoureuses et des profondeurs ensorcelantes. Elle donne une composition très réussie du personnage de la louve, pour se métamorphoser en seconde partie en une tout autre femme et devenir une grande bourgeoise qu’inquiète bien plus sa réputation que le bien-être de sa fille. Excellent acteur lui aussi, le ténor Sergio Escobar se livre à une transformation similaire en passant du rôle d’un campagnard devenu policier, dont le machisme proclamé cache un tempérament bien faible, promu ensuite patron de trattoria, à celui d’un bourgeois dandy profiteur et égoïste. Il donne une puissante interprétation de Nanni avec sa voix bien projetée de ténor doté de beaux graves pour passer ensuite aux afféteries mignardes d’un viveur maniéré. Irina Lungu, plutôt discrète en Mara dans La Lupa, semble s’être réservée pour donner sa pleine mesure en brûlant les planches dans son époustouflante composition de Beatrice en seconde partie. Quelle actrice et quelle interprète ! Elle nous fait suivre la progression morale d’une jeune femme qui choisit de se sacrifier à la vérité plutôt que de se noyer dans les abysses du mensonge. Enfin le grand baryton verdien Alberto Gazale compose un capo mafieux à la dureté inflexible parfaitement odieuse. Il est magnifique dans la présentation des fameuses trois cordes pirandelliennes, que le librettiste Fabio Ceresa a heureusement conservées. Nous sommes tous des marionnettes qui devons être capables de nous accommoder de nos semblables en utilisant selon la situation nos trois cordes : la corde de la civilité dont nous nous servons dans nos rapports quotidiens, la corde sérieuse dont il faut faire usage lorsque la façade se lézarde et qu’il faut parler franc pour trouver un accord, puis, si ces deux cordes s’avèrent inefficaces, reste le recours à la corde folle, où tout est permis, pour rétablir son honneur. C’est là un passage clé du drame, qu’Alberto Gazale rend superbement.
Une grande soirée d’opéra et un défi réussi. La création d’un nouvel opéra est toujours une fameuse gageure, que la vieille amitié qui lie le compositeur, le chef et le metteur en scène a magnifiquement contribué à soutenir.
Luc-Henri ROGER
9 Mars 2024
Chef d’orchestre : Fabrizio Maria Carminati
Mise en scène et décors : Davide Livermore
Costumes de Mariana Fracasso
Scénographie digitale de D-Wok
Nouvelle production du Teatro Massimo Bellini
Distribution
La Lupa – Musique de Marco Tutino
Mélodrame en un acte et deux scènes d’après le roman de Giovanni Verga sur un livret en vers de Giuseppe Di Leva
La louve Nino Surguladze
Mara Irina Lungu
Nanni Lasca Sergio Escobar
Le Maréchal Vittorio Vitelli
Il berretto a Sonagli – Musique de Marco Tutino
Mélodrame en un acte et deux scènes de la comédie de Luigi Pirandello sur un livret de Fabio Ceresa en création mondiale, une commande du Teatro Massimo Bellini de Catane
Ciampa Alberto Gazale
Mme Beatrice Fiorica Irina Lungu
Mme Assunta La Bella Nino Surguladze
Fifì La Bella Sergio Escobar
Fana Anna Pennisi
Spanò Rocco Cavalluzzi
Pour retrouver ce compositeur :
Actuellement sur ARTE TV
Festival de Wexford : la Ciociara de Marco Tutino. Livret Fabio Ceresa, Marco Tutino
https://www.arte.tv/fr/videos/116763-000-A/marco-tutino-la-ciociara
Composition Marco Tutino
Mise en scène Rosette Cucchi
Direction musicale Francesco Cilluffo
Jade Phénix (Rosetta)
Leonardo Caimi (Michele)
Devid Cecconi (Giovanni)
Na’ama Goldman (Cesira)
Alexandre Kiechle (Fedor von Bock)