« Ça sonne comme du Bruckner, mais on a du mal à croire que c’est du Bruckner. Et pourtant, c’est le cas ! On perçoit toujours que Bruckner est en chemin. »
(Christian Thielemann, au sujet de la Symphonie en fa mineur de Bruckner)
On ne peut que se réjouir, en cette année Bruckner, de pouvoir entendre les deux symphonies « de jeunesse » du compositeur sous la baguette de Christian Thielemann, encore auréolé du succès discographique remporté par son intégrale avec le Philharmonique de Vienne, dirigeant cette fois-ci l’Orchestre Philharmonique de Berlin.
Avant d’entrer dans le détail du concert, il est bon de rappeler brièvement le rapport entretenu entre Bruckner et cette prestigieuse phalange. Lorsque le Philharmonique de Berlin fut fondé en 1882, Bruckner était sur le point d’obtenir un triomphe total avec sa Septième symphonie deux ans plus tard, celle qui allait établir sa réputation de compositeur symphonique d’envergure. Cependant, cet orchestre naissant lui manifesta peu d’attention et lui préféra des figures anti-Bruckner comme Brahms, sous l’influence de chefs tels que Joseph Joachim et Hans von Bülow. Ce n’est qu’en janvier 1887 que l’orchestre joua une œuvre de Bruckner, accueillie tièdement par le public et la presse. Tout changea avec l’arrivée d’Arthur Nikisch en 1895, fervent admirateur de Bruckner, qui dirigea ses œuvres avec régularité. Après la mort de Nikisch, Wilhelm Furtwängler prit la direction de l’orchestre, et ses interprétations permirent de faire connaître la dimension transcendante et tragique de la musique de Bruckner. Avec d’autres chefs dans les années 1920, comme le trop méconnu Félix Maria Gatz, la musique de Bruckner gagna en popularité. Lors du 50e anniversaire du Philharmonique en 1932, l’œuvre de Bruckner était fermement établie dans leur répertoire. Plus tard, Herbert von Karajan, Claudio Abbado et Sir Simon Rattle contribuèrent chacun à l’évolution de l’interprétation de l’œuvre du Maître de Saint Florian, et Gunter Wand réalisa une quasi intégrale de très haute tenue enrichissant le répertoire avec des performances variées, comme en témoigne une édition récente de ses neuf symphonies interprétées par neuf chefs différents. Bruckner, Berlin, Thielemann, un trio gagnant ?
Une Symphonie en fa mineur (« 00 ») fraîche et inspirée
En 1895, juste un an avant son décès, Bruckner procède à un recensement méthodique de son œuvre musicale. Il réorganise ses compositions, mettant de côté certaines pièces, dont une symphonie en ré mineur qu’il avait écrite en 1869 à son arrivée à Vienne. Bruckner s’était montré critique envers cette œuvre, comme en témoignent ses annotations manuscrites telles que “ungiltig” (« invalide »), “annulirt” (« annulé ») et “ganz nichtig” (« totalement nul »). Rejetée par le compositeur lui-même, cette symphonie fut désignée par le numéro 0 et surnommée « Die Nullte ». Mais là où les choses se compliquent, c’est que la « Nullte » est en réalité… sa troisième symphonie ! Trois ans auparavant, il avait composé sa Symphonie n°1 en ut mineur (1866, Linz) et, plus tôt encore, une symphonie d’étude en fa mineur (1863). Afin de corriger la séquence temporelle, les musicologues avaient décidé d’attribuer à cette symphonie d’étude le numéro 00, soit « double zéro ». La pièce, jugée « peu inspirée » par Otto Kitzler, le mentor et commanditaire de Bruckner, s’est ajoutée à la liste des œuvres quelque peu négligées du compositeur, acquérant au passage une appellation évoquant celle d’un agent secret. Il serait vain de trouver à toute force du génie à cette symphonie d’étude : il s’agissait bel et bien d’un essai, d’une sorte de maquette, et Bruckner ne mit d’ailleurs presque aucune indication dynamique ou de phrasé. Il se serait certainement opposé à ce qu’on exhumât ce simple essai (qui dépasse d’ailleurs les 45 minutes !), exhumation qui survint lors du centenaire de sa naissance, en 1924, en même temps que celle de la Symphonie n°0. On le voit : il n’est pas étonnant que les grands chefs brucknériens ne se soient pas intéressés à cette symphonie.
Pourtant, ce soir, Christian Thielemann, un des grands thuriféraires de ce compositeur, réussit l’exploit de maintenir le public en haleine, du début à la fin, ne serait-ce que par son sens du rubato, par son élégance, l’attention accordée aux pupitres, la volonté de révéler le laboratoire musical qu’est cette pièce. Dirigeant sans partition, le chef séduit par sa volonté d’aérer, de faire « chanter » l’orchestre, sans s’imposer (il faut d’ailleurs le voir, souvent en retrait, usant d’une gestuelle très économe). Il joue la carte de la fraîcheur et de la vivacité dès le premier mouvement (Allegro molto vivace), avec le violoncelle remarquable de Laurent Delepelaire. Cette qualité de chant, comme une source jaillissante, rappelle très souvent Mendelssohn, notamment l’Ecossaise, il y a quelque chose, d’indéfinissable, qui semble avoir la couleur maritime des Hébrides. Le deuxième mouvement (Andante molto) revêt des teintes plus schubertiennes, clairement mélancoliques, aux belles arabesques de clarinettes et de flûtes. La filiation avec la Neuvième de Schubert semble évidente, notamment dans le traitement des vents, la magnificence du hautbois, toujours impeccable à Berlin. En dépit d’une écriture encore maladroite, et de certaines longueurs, ce mouvement est très bien exécuté par Thielemann, d’une exemplaire sobriété : il sait se reposer sur la virtuosité des musiciens et les pianissimi de rêve proposés ce soir par l’Orchestre sont à se pâmer. Indéniablement, le Scherzo apparaît comme le mouvement le plus « brucknérien » de cette symphonie d’étude, avec ses répétitions qui se veulent obsédantes, sa tonalité sardonique, la réexposition du premier motif, très puissante, après de vrais moments poétiques apaisés, toujours très mendelssohniens. Le Finale, Allegro, doit beaucoup à Schumann cette fois-ci, par ses brusques contrastes, son inspiration parfois hasardeuse : très dansante, la direction éclairée de Thielemann prend ici tout son sens. Le chef parvient à rendre cette musique captivante, avec ses errances et ses fugues. On se croirait parfois dans la Symphonie « Rhénane », par ses évocations mythologiques et sa tonalité délicieusement Sturm und Drang, des cors très inspirés, et un accelerando du plus bel effet à la coda, d’éclatantes dernières mesures qui semblent directement sorties de quelque vision fantastique berliozienne. Un vrai moment de bonheur que d’entendre cette symphonie « 00 » jouée avec un tel luxe sonore et l’écrin de la Philharmonie !
Une Symphonie n° 0 en Ré mineur (« Nullte »), nuancée, puissante et poétique
Il existe des similitudes entre la Symphonie n° 0 et la Symphonie n° 3 de Bruckner : les mesures d’ouverture se ressemblent et toutes deux utilisent un ostinato pour les codas. En 1895, alors que Bruckner déménageait pour un logement plus modeste dans une aile du Palais du Belvédère, il redécouvrit la partition de cette symphonie écrite environ 25 ans plus tôt. Il ne la détruisit pas, et écrivit, outre les mentions désobligeantes que nous avons rappelées au début, le symbole du « zéro » (Ø) à trois reprises, ce qui lui vaudra le surnom de Symphonie « Die Nullte ». Sa première exécution eut lieu 28 ans après la mort de Bruckner. Les deux derniers mouvements furent joués en première en mai, et l’œuvre complète le 12 octobre 1924, un jour après l’anniversaire de la mort du compositeur.
Dès les premières mesures, nous entendons bel et bien une symphonie de Bruckner, sans l’ombre d’un doute, avec cette motricité et cet allant qui rappelle le début de la Symphonie n°1, elle-même sorte de prolongement de la 9e de Schubert. Usant de tempi assez amples pour cet Allegro, Thielemann se montre très subtil, très léger, aérien. Il prend son temps, comme enivré par la beauté sonore de l’orchestre. De fait, nous entendons de purs moments de poésie avec ces dialogues entre basson, hautbois et violons. Le chef réussit à allier puissance, dynamisme et douceur, notamment dans les passages les plus cuivrés (pupitre de cors remarquable). Thielemann parvient à saisir l’aspect « planant » des paysages de la Haute-Autriche que l’on peut rencontrer dans les symphonies ultérieures : des vagues sonores pianissimo. Il a un vrai sens de nuances, dépassant de loin les interprétations pionnières certes honorables d’Inbal ou Tintner, mais qui ne jouissaient pas de la même excellence orchestrale. Sa gestuelle est appliquée, on le sent dévoué pleinement à cette musique, qu’il sert avec foi et engagement. Le deuxième mouvement (Andante) n’a certes pas la puissance émotionnelle des Adagios ultérieurs, mais Thielemann compense la relative faiblesse d’écriture de l’œuvre par une remarquable intelligence interprétative : il sait encore une fois se reposer sur l’orchestre, souverain dans les nuances et les silences, un hautbois miraculeux de transparence, des cordes remarquables d’engagement. Ce mouvement vaut pour la virtuosité des Berliner, la plus-value sonore, la volonté de montrer, sans lourdeur, la lente émergence du style brucknérien de la maturité, avec parfois des échos de la Réformation de Mendelssohn, des réminiscences de chorals de Bach. La fin est d’une infinie tendresse. Le Scherzo (Presto) marque un contraste incroyable, brusque, très proche dans l’esprit de celui de la Troisième symphonie. Thielemann se démarque par une vigueur et une force, une expressivité qui confère à ce mouvement une dimension railleuse, macabre, parfois dantesque. On est frappés de voir à quel point il sait s’appuyer sur les violons, il faut voir sa main gauche quasiment toucher les cordes. Le dernier mouvement est sans doute le plus wagnérien de tous (Tannhäuser !), et l’on est séduits par les contrastes, les tempi. Le maestro se tient parfois en retrait sur l’estrade, laissant l’orchestre prendre l’initiative, tout en prolongeant l’esprit serein presque pastoral du deuxième mouvement. La coda, triomphale, lumineuse, achève la symphonie dans une tonalité majeure très lumineuse, plutôt qu’en ré mineur. Elle suscite des applaudissements nourris et un succès très mérité pour Christian Thielemann et cette révélation de deux symphonies méconnues qui devraient figurer plus souvent au répertoire.
Philippe Rosset
29 février 2024
https://www.berliner-philharmoniker.de/konzerte/kalender/details/55060/