Les concerts dirigés par Amaury du Closel et voués aux compositeurs victimes du 3ème Reich comme du système soviétique se déploient en France et à l’étranger. L’Union Européenne les soutient par des mesures appropriées. Du Closel inclut à ses activités une nouvelle génération d’interprètes, représentée par l’Orchestre Les Métamorphoses ou par le pianiste Thomas Tacquet. Celui-ci valorise des partitions ignorées à tort de Joseph Kosma, l’auteur des Feuilles mortes, et de Paul Arma.
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L’évolution de la programmation des salles de concert et d’opéra aura, ces dernières années, avancé ici et là dans le sens d’une offre plus diversifiée. Sont désormais pris en compte les travaux de compositeurs afro-américains ou victimes des régimes totalitaires s’étant déployés en Europe depuis 1933. Le travail du chef d’orchestre Yannick Nézet-Seguin en faveur de la production orchestrale de Florence Price (1887-1953) le montre. Si cette propension est manifestement plus affirmée outre Atlantique et parmi une partie de l’Europe, notre pays se trouve dans une situation paradoxale. D’une part, il est encore à la traîne en la matière. D’autre part, il appartient à l’un de nos compatriotes – Amaury du Closel (*1956) – d’être un entreprenant pionnier de dimension internationale en la matière.1
Disciple en composition de Max Deutsch (1892-1982), l’un des derniers élèves européens d’Arnold Schönberg, Amaury du Closel a fondé en 2005 le Forum Voix étouffées (FVE).2 Il se consacre, depuis bientôt deux décennies, à la réapparition des œuvres laissés par les compositeurs victimes d’Hitler, de Mussolini, de Franco ou de Staline. Elle prend la forme de concerts, d’enregistrements, d’ateliers divers, comme de colloques se déroulant dans une vingtaine de pays de l’Union Européenne. Celle-ci soutient le FVE de ses deniers. Les Républiques fédérales d’Allemagne et d’Autriche ont attribué au chef d’orchestre du Closel leurs plus hautes distinctions honorifiques. L’intense activité déployée par ce dernier a suscité l’apparition d’un gigantesque iceberg artistique, dont la partie immergée continue à être explorée sans relâche par ses soins obstinés.3
Contrairement à ce qu’affirment des « observateurs » dénués de compétence, l’activité du polymathe Closel n’est pas uniquement guidée par un souci mémoriel. Il exhume uniquement des partitions dignes des honneurs des concerts et des enregistrements. Grâce à lui, le retour de dizaines de noms incite à comprendre que le spectre musical de l’avant-guerre était infiniment plus varié que ce que l’on a tenté de faire croire au public après la défaite de l’Allemagne nazie, au printemps 1945. Dès lors, les écrans de fumée exclusifs, nommés Brahms ou Wagner, se sont dissipés. N’oublions pas l’humour sarcastique de Bertolt Brech quand il surnommait Hitler le « Führer de la République de Bayreuth. »4 Malheureusement, les historiens de la musique de la jeune République fédérale d’Allemagne n’étaient pas sortis – pour nombre d’entre eux – du bain fétide des doctrines nazies. Ils égarèrent, avec leurs éditeurs, le public parmi des culs-de-sac où les noms de Schönberg, de Weill, d’Hindemith, de Milhaud, de Mahler ou de Webern pouvaient toujours être traités de manière ordurière.
Le passé antisémite de ces exégètes imprégna l’atmosphère des décennies durant. Tel fut le cas de Hans Renner (1901-1971), auteur d’ouvrages dits « de référence ».5 Renner était inscrit au parti national-socialiste (NSDAP) avant 1933. Il dirigea la section musique de l’organisation de loisirs Kraft durch Freude,6 rassemblant des masses d’Allemands inféodés aux théories du 3ème Reich. Ces individus fanatisés détruisirent les droits acquis durant la Première République allemande, cette République de Weimar dont Golo Mann écrivit que celle-ci ne fut pas «un vrai bon temps, quand on y regarde de […] près».7
Alors que la République de Weimar mangeait le pain grumeleux d’une inflation effroyable et que ses ennemis la menaient à sa perte en se livrant à des actes criminels, divers compositeurs avaient encore la naïveté de se croire sur une courbe ascendante. Ils étaient pourtant taxés de « bolchévisme culturel enjuivé ». Tel fut le cas d’Ernst Toch (1887-1964). Il écrivit, après son émigration à Hollywood, une soixantaine de musiques de film. Certaines d’entre elles se virent nominées pour les Oscars. Par chance, le label britannique KMI a demandé à Amaury du Closel d’enregistrer plusieurs des œuvres de Toch, dont la Suite de danses et La Flûte chinoise, publiées en 2013.8 Les temps du silence et du mépris ont donc nettement reculé, d’autant plus que la discographie d’Amaury du Closel s’est étoffée. Au début des années 2000, la parole commença à se libérer. Les langues se délièrent. Certains experts allemands étaient gênés, voire irrités, devant l’action d’Amaury du Closel, ayant commis le « sacrilège » de marcher sur le terrain de chasse gardée de la Exilforschung9 dont ils se croyaient les seuls occupants légitimes. Malheureusement, des personnalités comme le compositeur Jean Wiéner (1896-1982) ou le chef d’orchestre Erich Leinsdorf (1912-1993) – visés comme tant d’autres par les persécutions – n’étaient plus là pour témoigner.
Au cours des soirées organisées chez elle – en plein 17ème Arrondissement – par la veuve de Joseph Kosma (1905-1969), j’avais déjà constaté que l’évocation de leurs souffrances relevait nettement moins du tabou. On renonçait désormais à dissimuler les assassinats dans les camps de la mort, les suicides, la misère, le déclassement social, les cachettes, la fuite par tous les moyens possibles. Voici comment – parmi d’autres – le grand pianiste Artur Schnabel (1882-1953) ou le baryton wagnérien Friedrich Schorr (1888-1953) eurent la vie sauve. Ce dernier fit une superbe carrière américaine, alors qu’Hitler avait donné l’ordre de le chasser de Bayreuth parce qu’un Wotan juif était à ses yeux un sacrilège.
Depuis, la génération des années 1990 n’a pas l’esprit brouillé par une omerta et des querelles esthétiques ayant perdu de leur actualité. Ainsi, le pianiste Thomas Tacquet (*1992), conseiller artistique du FVE, est sans préjugés. Il joue Joseph Kosma, n’ayant pas seulement écrit un Evergreen intitulé Les feuilles mortes. Il valorise l’abondante production dite « sérieuse » d’un artiste d’origine hongroise ayant laissé l’ouvrage lyrique Les Canuts, donné en création mondiale à l’Opéra d’État de Berlin-Est au cours de 1959. On en vient aussi à se demander si la proximité de Joseph Kosma avec le Parti Communiste Français (PCF) ne lui aurait pas nui quand il avait besoin de pénétrer des réseaux à la fois conservateurs et académiques.
On est reconnaissant à Thomas Tacquet et à la mezzo-soprano Anne-Lise Polchlopek d’avoir suscité l’apparition d’un CD voué à Paul Arma (1905-1987), dénommé Chants du Silence.10 Il rassemble des œuvres variées de cet autre Magyar d’origine. Devenu français comme le grand résistant Missak Manouchian (1906-1944), Arma est ainsi présenté par Thomas Tacquet : « fruit d’une Hongrie confuse ; études auprès de Bartok et de Kodaly à l’Académie nationale de musique de Budapest ; collaboration avec Brecht et Eisler en Allemagne ; engagements pour les folklores paysans et urbains dans toute l’Europe ; multiplicité des expérimentations artistiques. ».11 Dès la première écoute du CD Chants du Silence, j’ai été impressionné par l’excellence de l’exécution des pages qu’il renferme. De manière simultanée, j’ai mesuré que ses auditeurs se trouvent en présence d’une très grande musique. Elle a été négligée trop longtemps. Autrement dit, le temps n’est plus où Amaury du Closel prêchait dans le désert.
Dr. Philippe Olivier
1 Le magazine autrichien Opern. News vient de publier un très informatif entretien avec Amaury du Closel. Lien : https://opern.news/news/beitrag/657.
3 On lira avec profit l’imposant ouvrage d’Amaury du Closel intitulé Les Voix étouffées du 3ème Reich. Il a été publié chez Actes Sud en 2005.
4 Frederic Spotts : Hitler and The Power of Aesthetics, The Overlook Press, Woodstock & New York, 2003, p. 262.
5 On le constate en lisant le Konzertführer – Orchestermusik de Renner publié en 1952 chez le prestigieux éditeur Reclam. L’auteur y maltraite notamment le Quatuor pour la fin du temps écrit par Olivier Messiaen (1908-1992) durant sa captivité en Allemagne.
6 La Force par la joie.
7 Golo Mann : Deutsche Geschichte des XIX. und XX. Jahrhunderts , Fischer, Francfort, 1958, p. 444. Ces mots sont ici donnés dans la traduction de Philippe Olivier.
8 Référence : KMI 111215.
9 Les recherches sur l’exil, spécialité germanique et anglo-saxonne englobant aussi les écrivains, les plasticiens, les autres artistes, les politiciens et tous les opposants ayant réussi à s’échapper de l’Allemagne nazie.
10 Cet enregistrement a été publié en 2022 par le label Hortus sous la référence Hortus 217.
11 Ces mots sont extraits d’un texte écrit par Thomas Tacquet pour le programme du concert Arma-Kosma donné à Strasbourg le 22 novembre 2022.