L’Opéra national du Rhin crée à nouveau l’évènement en présentant, en coproduction avec l’Opéra de Lille, pour la première fois en France, le rarissime Polifemo de Nicola Porpora.
En 1735 à Londres, la rivalité des compagnies d’opéra italien (et de leurs directeurs musicaux bat son plein. A l’Académie Royale de Musique, Georg Friedrich Haendel vient de créer Ariodante et y présentera bientôt Alcina, deux chefs-d’œuvre. Pour l’opéra de la Noblesse (Opera of the Nobility), le concurrent, Nicola Porpora se doit d’y répondre avec l’aide des stars du chant ; les castrats Farinelli et Senesino, réincarnés ce soir à Strasbourg. Ce sera donc Polifemo, vif succès mais dont la gloire posthume sera bien moindre que pour Haendel. Seul l’air « Alto Giove » subsiste de nos jours dans le nombreux récitals de chant baroque.
Le livret foisonnant de Paolo Antonio Rolli mêle deux histoires où intervient le cyclope Polyphème : la première de l’Odyssée d’Homère, où Ulysse prisonnier parvient à s’échapper avec ses compagnons, en lui crevant son unique œil, et celle tirée des Métamorphoses d’Ovide, où les amours du berger Acis et de la nymphe Galatée suscitent la jalousie de Polyphème qui tue Acis en l’écrasant sous un rocher. Issue d’un autre épisode de l’Odyssée, apparaît également la nymphe Calypso amoureuse d’Ulysse.
Confiée au metteur en scène Bruno Ravella (dont on souvient avec bonheur d’un superbe Werther à Nancy et surtout de la création à Strasbourg d’un magnifique Stiffelio) la production nous transporte à Cinecittà dans les années 1960, sur le tournage d’un de ces nombreux péplums italiens à la mode, dont l’affiche géante (rideau de scène) est très parlante et attractive. L’ambiance d’un plateau de cinéma est bien reconstituée ainsi que le film (jupettes, sandales à la romaine, et elle s’annonce réjouissante avec l’apparition d’Ulysse, nanti d’une hilarante et impressionnante musculature de héros bodybuildé en silicone. Tout est un peu ringard, mais succulent : toiles peintes, décors de carton-pâte, couleurs acidulées, de l’exotisme, tout y est. Seul Acis le berger, en peintre de décor, nous ramène au contexte général, manipulant une échelle lors de ses arias (un peu cascadeur) et finissant écrasé sous un projecteur lancé par le metteur en scène (qui joue également Polyphème). La mise en scène de Ravella assure la variété du spectacle de plus de 3 heures, sans ennui et parvient même à susciter le rire du public. Pari tenu pour un opera seria et ses divines longueurs…
Pour cette création française, l’Opéra National du Rhin n’a pas lésiné sur l’affiche et le plateau vocal est très homogène et impeccable. Crée par Farinelli, le rôle d’Acis permet de retrouver le contre-ténor argentin Franco Fagioli qui demeure fascinant et électrisant pour les airs de bravoure où sa longueur de souffle et la virtuosité des vocalises font encore merveille, malgré l’usure de ses moyens (la projection s’est amoindrie, il faut dire que la large ouverture du plateau ne lui facilite pas la tâche). Dommage, son air « Alto giove » n’est pas à la hauteur de l’attente espérée et suscite peu l’émotion.
En Ulysse, l’excellent contre-ténor Paul-Antoine Bénos-Dijan nous a impressionnés par sa voix grave et bien charpentée, sa prestance, son expressivité, sa forte implication scénique, son aisance vocale, incarne idéalement le personnage d’Ulysse.
Le Polifemo de José Coca Loza est un peu terne, court de souffle, bien peu menaçant même s’il possède des graves profonds, qui sont parfois amplifiés par les choix de la mise en scène.
Dotée d’un superbe legato, d’un aigu et suraigu lumineux, de belles vocalises et d’une belle interprétation scénique, la soprano Madison Nonoa séduit en Galatée, toute en charme et féminité. Sa plainte sur la mort d’Acis est un des rares moments poignants du spectacle.
Moins gâtée par la partition et moins puissante, la contre-alto Delphine Galou (une élève de l’Opéra-Studio) fait un peu pâle figure en Calypso, mais se montre d’une irréprochable intégrité vocale.
Quant à la troisième interprète féminine, issue également de l’Opéra-Studio, Alysia Hanshaw, elle montre tout son potentiel dans Nerea.
Pour cette création française d’une œuvre si peu jouée, la cheffe Emmanuelle Haïm s’est inspirée de la partition moderne des Editions Parnassus et a revisité le manuscrit de la British Library de Londres. Afin de tenir dans les durées habituelles de nos théâtres, elle a dû supprimer certaines pages, et déplacer certains airs, mais les codes de l’opéra sont parfaitement respectés. Sa direction est dynamique, bien rythmée, dans une cohésion constante avec le plateau. Son orchestre, le Concert d’Astrée répond avec vivacité faisant ressortir une fusion et une plénitude sonore remarquables, mais toutefois, avec une relative monochromie.
Accueil enthousiaste de la part du public, avec une standing ovation !!!
Marie-Thérèse Werling
7 février 2024
Direction musicale : Emmanuelle Haïm
Mise en scène : Bruno Ravella
Décors et costumes : Annemarie Woods
Lumières : D.M. Wood
Distribution :
Acis : Franco Fagioli
Galatea : Madison Nonoa
Ulysse : Paul-Antoine Bénos-Djian
Calipso : Delphine Galou
Polifemo : José Coca Loza
Nerea : Alysia Hanshaw
Le Concert d’Astrée