Les cycles dédiés aux formations invitées à l’Auditorium réservent souvent de magnifiques surprises. Aujourd’hui, à l’image d’un carré d’as, quatre atouts s’imposent : une cantatrice justement distinguée par les milieux professionnels, un chef en ascension constante qui atteint sa maturité, un orchestre jouant “historiquement informé” – selon la formule désormais bien consacrée – sans céder aux clichés, un programme alléchant enfin, articulé autour d’une démarche esthétique cohérente, de nature à faire revivre toute une ère. Le public ne s’y trompe pas, venu ce soir en nombre au-delà des plus optimistes espérances.
Le chef dynamise le propos, dispensant une détermination appropriée
Jérémie Rhorer attira franchement notre attention à partir de Nozze di Figaro viscéralement mozartiennes dirigées au Festival de Beaune en juillet 2007. Dès octobre 2008, sa Clemenza di Tito – malgré le plateau vocal très inégal composé par l’Opéra de Lyon, où seuls Alexandrina Pendatchanska et Nicolas Testé se hissaient à la hauteur des enjeux en Vitellia et Publio – confirma nos espérances. Nous entendîmes alors rien moins que la plus majestueuse direction de cette œuvre en un demi-siècle de fréquentation, en dépit de nombreuses références.
Commencer précisément son programme avec l’ouverture des Nozze di Figaro, qui n’a aucun secret pour lui, annonce la couleur. Le chef dynamise le propos, dispensant une détermination appropriée à cette annonce de “Folle journée”. Cela bouillonne sans excès, avec une pointe d’acidité que l’instrumentarium dit d’époque ne met pas en avant comme vertu première, le constant souci de netteté bannissant toute confusion du type « nervosisme baroqueux gratuit ».
Fille du si regretté chef d’orchestre Marcello Viotti et de la violoniste Marie-Laurence Bret, épanouie au sein d’une fratrie dévouée à l’art musical, Marina Viotti focalise l’attention des mélomanes en recevant aux Victoires de la Musique 2023 la distinction “Artiste lyrique de l’année”. Dans la foulée, sa participation à la soirée Musique en fête à Orange confirme à grande échelle un talent véritable. Pour ses débuts céans, ouvrir ses interventions avec le « Voi che sapete » de Chérubin constitue un choix approprié, dans la mesure où il n’expose pas la voix tel le « Non so più cosa son cosa faccio » mais la chauffe autant qu’il la masse. Le tout se trouve conduit intelligemment, avec, de surcroît, d’intéressantes variantes dans le da capo. Grande surprise : en show-woman spontanée, dénuée d’affectation, la mezzo-soprano présente elle-même le programme avec une aisance confondante. Difficile de faire mieux en clarté, esprit de synthèse et accessibilité. Chapeau bas, Madame !
Marina Viotti à pleurer de beauté en servante de Gluck
Entre plages orchestrales et airs, l’Orphée & Eurydice de Gluck – mouture Hector Berlioz pour Pauline Viardot – s’arroge ensuite la part du lion. Admettons que si l’on a entendu Ballet des ombres heureuses plus charmeur (malgré une flûte solo fruitée), la Danse des furies subjugue par la folie qu’y instille le chef, couronnée par des cuivres glaçants.
Ces pages encadrent deux solos attendus d’Orphée. D’abord un « Amour, vient rendre à mon âme »1 madeleine de Proust du musicologue, crânement assumé, avec la cadence conçue sur mesures par Berlioz et Saint-Saëns pour les moyens immenses de Viardot. Certes, les vocalises n’ont rien de surhumain – comme jadis avec Marilyn Horne – mais s’avèrent parfaitement maitrisées et d’une beauté souveraine, avec des ornementations d’une incroyable audace, ce sans parler des chromatismes au millimètre dans la cadence. Ainsi dotée, Marina Viotti est à pleurer de beauté en servante de Gluck !
Ensuite, un « J’ai perdu mon Eurydice » chéri du public, d’une conduite de la ligne en tous points admirable, conjuguée à une simplicité expressive digne des plus illustres devancières, le tout suscitant une émotion non feinte. Un aveu ? La reprise nous fait fondre.
Suit un « Divinités du Styx » d’Alceste du même Gluck (mouture de Paris 1776) d’une réelle pureté classique, où la subtile cantatrice déjoue magistralement les embuscades que recèlent les extrémités de registres : aigües sur « Votre pitié cruelle » ; graves dans « Ministres de la Mort ». Aptitude d’autant plus méritante que le tempo adopté est impitoyablement soutenu. Le rôle-titre relevant davantage du soprano dramatique, la performance, la difficulté vaincue n’en deviennent que plus impressionnantes. L’ensemble s’impose toutefois en évidence, car servi par une notable fermeté d’accents, doublée d’une impeccable articulation.
Le tempérament dispose déjà d’un puissant arsenal
Les liens esthétiques noués entre le Classicisme et les différents compositeurs du Romantisme à l’échelle européenne justifient parfaitement le fil conducteur des pièces proposées en seconde partie. Rhorer délivre une lecture soignée (et non précipitée : 11’50’’) de l’Ouverture du Songe d’une nuit d’été de Mendelssohn, où la disposition des pupitres s’inspire de celle d’usage au Gewandhaus de Leipzig jusqu’en 1847. Les harmonies d’antan restituées rafraîchissent notre perception de la partition, avec des sonorités contribuant à moult révélations. Tout ne convainc pas cependant, (certains segments n’étant pas d’une irréprochable propreté côté cordes aigües). Autre exemple, si les contrebasses accèdent à un relief inusité, les braiements de Bottom gagneraient à une plus franche autant qu’incisive restitution. En revanche, que de détails bienvenus, dont le moindre n’est certes pas la présence d’un bel ophicléide, particulièrement remarqué.
Tenue androgyne rouge et noire en première partie, féminité exacerbée par une robe violette en seconde, Marina Viotti séduit fatalement en s’attaquant à Samson & Dalila. Si notre très estimée interprète fera bien de se tenir à distance du rôle complet, à n’installer prudemment à son répertoire scénique qu’après le cap de la quarantaine, roder les séquences solistes de la dignitaire philistine au concert constitue un excellent investissement. Initialement conçue pour les moyens immenses de Viardot par Saint-Saëns, Dalila relève du contralto dramatique spinto avec une largeur de spectre ad hoc, encore en devenir chez notre cantatrice2. En l’occurrence, choisir « Mon cœur s’ouvre à ta voix », (au même titre que « Printemps qui commence ») ne la met pas en danger comme le ferait « Amour viens aider ma faiblesse ». Le soutien de Rhorer conjugué à sa forte technique l’emporte, même si l’incarnation de Dalila surprend, tant la sincérité – feinte ou non feinte à cet endroit très précis ? ; éternel débat ! – l’emporte sur la perversion. Rendez-vous dans une dizaine d’années pour l’intégrale à la scène, après une maturation des moyens comme de la complexité psychologique du rôle. Cela promet des étincelles, car le tempérament dispose déjà d’un puissant arsenal.
Dans une vision habitée pour la Méditation de Thaïs, l’écriture fin de siècle de Massenet marque tout de même les limites chronologiques en adaptabilité de cet orchestre. Le legato recherché par le compositeur stéphanois n’accède pas ici à l’intégrité nécessaire, sans parler d’une justesse générale sur le fil du rasoir et de sonorités rêches, insuffisamment compensées par l’inspiration pourtant tangible du talentueux 1er violon soliste Jonathan Stone.
À l’instar de toute mezzo lyrique juvénile, Marina Viotti ne résiste pas aux vénéneuses attractions de Carmen, ajoutée tout récemment et donc au bon moment à son répertoire. Ce, sans se laisser aller – audacieuse mais non téméraire ; encore une preuve d’intelligence supérieure ! – aux tentations expressionnistes tueuses de voix, incongrues par rapport à Bizet. Elle offre une Séguedille admirablement maîtrisée, plutôt belcantiste. Gageons que, si l’ensemble du rôle se trouve abordé avec cette sagacité nous tenons là une protagoniste majeure pour les années à venir.
La cantatrice régale l’assistance d’un phrasé et d’un cantabile à se pâmer
Hors contexte, la Scène d’amour extraite de la vaste symphonie dramatique Roméo & Juliette de Berlioz se retrouve souvent jouée isolément dans divers concerts avec, fatalement, une réelle difficulté pour atteindre le noble but escompté. Frémissante – malgré des violons pas toujours en place – la vision de Rhorer conserve pour ressource majeure une restitution des sonorités d’époque encore plus décisive que John Eliot Gardiner dans son intégrale. Le chef français soutient l’attention en imprimant la juste tension. Apportant sa pierre à l’édifice berliozien, il suscite l’envie de l’entendre diriger La Damnation de Faust, voire Benvenuto Cellini qui lui conviendrait perceptiblement.
La grande scène du III de La Favorite de Donizetti apporte une conclusion officielle ambitieuse à ce programme, d’autant que nous l’entendons ici intégralement : récitatif, air et cabalette avec reprise, alors que l’œuvre n’a plus été donnée à Lyon depuis les années 1960. Outre une splendeur orchestrale délectable (quelle harpe, quels cors naturels !), la cantatrice régale l’assistance d’un phrasé et d’un cantabile à se pâmer, assortis d’une messa di voce renversante pour « O mon Fernand ». Quelle implication véhémente dans « Mon arrêt descend du Ciel » et les traits en triples croches meurtriers entre les deux phases !3 Tout cela sans oublier des variantes inouïes dans la reprise de cabalette. Quel panache ! Absolvez le critique s’il s’abandonne un instant à la pamoison hédoniste… son sentiment de culpabilité s’accorde à l’aune de la liesse suscitée.
Clin d’œil à l’imminente Saint Valentin, l’irrésistible Rondo final de La Cenerentola, produit en bis avec d’irrésistibles abbellimenti, confirme les affinités de Madame Viotti avec Rossini. Ainsi s’achève dans l’euphorie une parcours auquel manquait uniquement, au regard de sa thématique, l’air de la Grande Vestale « Amour est un monstre barbare » de La Vestale, dans la mesure où l’on célèbre cette année le 250aire de la naissance de Gaspare Spontini.
Une chaleureuse ovation salue les protagonistes, confirmant Jérémie Rhorer au rang de valeur sûre et récompensant son orchestre. Quant à Marina Viotti, assurément, elle a de qui tenir. Mieux : elle se fait irrémédiablement un prénom.
Patrick FAVRE-TISSOT-BONVOISIN
13 février 2024
1 NB : non précédé du récitatif, pourtant annoncé dans le programme de salle.
2 Simple question de bon sens pour sa sécurité, Dalila posant des problèmes bien réels d’affrontement avec la masse orchestrale.
3 Présents dans la version originale française, ils disparaissent dans les discutables adaptations italiennes, réalisées sans le contrôle strict de Gaetano Donizetti.