Mijoterait-on les meilleures potées dans les vielles marmites ? Le Cosi fan tutte à l’affiche du Théâtre du Châtelet jusqu’au 22 février semble en tenir le pari. Son metteur en scène Dmitri Tcherniakov, tout en transportant l’intrigue à l’époque contemporaine, choisit une distribution en grande partie de quinquagénaires et le chef Christophe Rousset fait jouer son orchestre avec des instruments du XVIII e siècle. Dmitri Tcherniakov déclara au cours d’une interview en 2023 au Festival d’Aix en Provence, qu’il n’était plus possible de travailler sur les mêmes conventions et tabous que du temps de Mozart et qu’il fallait donc trouver ailleurs la matière de cet opéra. Christophe Rousset de son coté déclarait à Romaric Gergorin, chercher l’authenticité de la musique avec ses instruments.
Opéra virtuose, s’il en est, il faut à Cosi fan tutte des chanteurs fondant leur science en un naturel élégant pour illustrer une psychologie aussi fine que celle de Marivaux, et un chef donnant à son orchestre des couleurs à la Watteau avec des motifs de Fragonard.
Pari risqué donc.
Le propos initial de Da Ponte consistait à démontrer la versatilité des sentiments de deux couples jeunes en utilisant le truchement du travestissement. La relecture de Dmitri Tcherniakov se situe sur un plan totalement différent : il met en scène des quinquagénaires désabusés établis dans leur relation matrimoniale depuis des années et qui veulent retrouver les élans d’antan des désirs et de la séduction La scénographie, également conçue par Tcherniakov, s’ouvre sur l’intérieur pastel d’une maison de vacances cossue où les deux couples se trouvent réunis le temps d’un week-end pour pratiquer l’échangisme. La lumière douce de Gleb Filshtinsky ajoute encore à cette atmosphère confortable. Les vêtements chics bleus, verts et noirs pour le quatuor Dorabella, Fiordiligi, Guglielmo, Ferrando et jaune pour Don Alfonso, dessinés par la costumière Elena Zaytseva, connotent encore ce milieu bourgeois. Scénographie, lumières et costumes focalisent l’attention du public sur les protagonistes.
L’orchestre des Talens Lyriques sous la baguette de Christophe Rousset est une des plus belles réussites de ce spectacle. Il mêle en une même fluidité la joie et le sérieux, le bouffe et le grave, comme les deux faces d’une élégance souriante. Christophe Rousset fait ainsi voisiner la partition orchestrale avec les meilleures symphonies de Mozart.
Une telle distribution pour cet opéra est un pari audacieux, surtout au regard des exigences de l’œuvre. Les couples « échangistes » y réussissent cependant. Agneta Eichenholz en Fiordiligi avec son timbre ombré donne à ses arias des couleurs tendres. Le mezzo suave de Claudia Mahnke en Dorabella caractérise bien l’insouciance pétillante de cette femme jeune en esprit, tandis que le ténor de Rainer Trost en Ferrando et la basse de Russell Braun en Guglielmo laissent entendre la gravité de l’opéra dans la légèreté. Leurs duos aux moments des « échanges » sont également très touchants, surtout entre Claudia Mahnke et Russell Braun. En revanche Georg Nigl en Don Alfonso franchit difficilement la fosse, notamment au premier acte.
La voix de la Patricia Petibon en Despina se retrouve hélas quelquefois couverte par l’orchestre, mais son personnage révèle le mieux le bancal de cette mise en scène. Elle ne semble jamais qu’un ajout et non une partie du drame, parce que les scènes comiques durant lesquelles Don Alfonso la paye pour l’aider et où elle singe un notaire ont été supprimées. Bien que sa relation amour/haine avec Don Alfonso lui donne un peu d’épaisseur, l’absence de ces deux scènes lui en enlève. Dmitri Tcherniakov voit dans cet opéra un drame bourgeois, quand il s’agit d’un opéra buffa voisin du dramma giocoso. Cosi fan tutte synthétise à la fois et en même temps Les Noces de Figaro et Don Giovanni, ce qui n’est perceptible que par la musique ici. De plus certaines scènes comme Don Alfonso en chien ou la scène finale durant laquelle il menace d’une carabine les deux couples dépassent gravement le propos. Enfin, il semble que l’opéra soit scindé en deux, avec d’une part la musique de Mozart et d’autre part une mise en scène avec un jeu d’acteurs remarquable, narrant deux couples jouant à Cosi fan tutte rattrapés par les conséquences de leur divertissement, ces deux éléments se croisant mais ne se fondant jamais véritablement l’un dans l’autre. C’est un pari. Reste au spectateur de juger si ce pari est gagné. La musique, quant à elle, s’écoute le sourire aux lèvres et les yeux fermés.
Andreas Rey
4 février 2024
Dramma giocoso en deux actes – Wolfgang Amadeus Mozart – Livret : Lorenzo Da Ponte – Direction musicale : Christophe Rousset
Mise en scène, scénographie : Dmitri Tcherniakov – Costumes : Elena Zaytseva – Lumières : Gleb Filshtinsky
Distribution
Fiordiligi : Agneta Eichenholz – Dorabella : Claudia Mahnke – Ferrando : Rainer Trost – Guglielmo : Russell Braun – Don Alfonso : Georg Nigl – Despina : Patricia Petibon – Orchestre : Les Talens Lyriques – Chœur Stella Maris – Chef de chœur : Olivier Bardot