2024 marque la célébration universelle du 150ème anniversaire de la naissance, à Vienne, d’Arnold Schönberg (1874-1951). Cette figure himalayesque de la musique du 20ème siècle – dotée d’un caractère très difficile – est encore jalousée par quelques compositeurs approximatifs. Pourtant, son aura artistique et intellectuelle s’avère immense. Ses zélateurs ? Claudio Abbado, Pierre Boulez et Maurizio Pollini. Entre autres.
***
On était début 1985. L’Ensemble Intercontemporain – dirigé par Pierre Boulez – effectuait sa première tournée américaine. Elle passait par San Francisco et Los Angeles, là même où Arnold Schönberg[1] s’était tenu après avoir quitté l’Allemagne pour échapper aux persécutions nazies. J’eus la chance de visiter, dans un quartier calme de Los Angeles, l’Institut Arnold Schönberg rattaché à l’Université de Californie du Sud. J’y vis nombre de ses manuscrits, sa bibliothèque musicale et littéraire, ses peintures, les objets qu’il aimait fabriquer et la reconstitution du bureau qu’il utilisait pour écrire. Treize ans plus tard, ce prodigieux compendium avait été transporté à Vienne, au terme de conflits juridiques et d’affrontements intenses. 1998 marqua – dans la capitale autrichienne – l’ouverture du Centre Arnold Schönberg (CAS), béni dès sa naissance par Claudio Abbado, Pierre Boulez, Maurizio Pollini et les enfants de l’auteur du Pierrot lunaire. J’ignorais alors que j’aurais l’honneur de donner – en 2022 – une conférence parmi une enceinte aussi prestigieuse.
La marâtre République fédérale d’Autriche se prosterna alors devant l’un de ses enfants les plus célèbres, plus par opportunisme politique que par conviction profonde. Comme Bruckner et Mahler avant lui, Schönberg fut jadis conspué à Vienne, sa ville natale. On ne l’y appréciait pas pour trois raisons. Primo, à cause de l’ antisémitisme national. Secondo, parce qu’il avait décidé de passer du judaïsme au protestantisme, rejoignant une autre minorité plus ou moins tolérée en cette terre ultra catholique. Tertio, parce qu’il brisa les canons séculaires de la musique tonale telle qu’édictés par Rameau au long de son Traité d’Harmonie. Déjà, Wagner l’avait précédé sur ce chemin. Mais Wagner était allemand. Or, Schönberg s’attaquait – en devenant progressivement le Moïse de la musique du 20ème siècle – au goût autrichien du confort et de la sucrerie sonores. Pourtant, il était un conservateur sur le terrain politique. Il vénérait l’Empereur François Joseph et considérait que la dislocation de l’Autriche Hongrie tenait du cataclysme civilisationnel majeur.
Une fois installé outre Atlantique et naturalisé en 1941 parmi les fils de Washington ou de Jefferson, il regardait – devant des interlocuteurs de confiance – le président des États-Unis comme « un mélange de pape, de directeur général et de roi ».[2] Il méprisait le conservatisme de la vie musicale américaine, y invectivait Arturo Toscanini pour ses choix de programmes, s’y querellait souvent avec Otto Klemperer (1885-1971) – un autre exilé – et terrorisait presque les interprètes de ses œuvres, tant il était exigeant. Un programme dirigé par Schönberg en mars 1935 à la tête de l’Orchestre philharmonique de Los Angeles laissa à ses membres le souvenir d’un chef obsédé par les moindres détails.[3] Le fameux Quatuor Kolisch redoutait les séances de travail avec Schönberg, tant sa minutie pouvait avoir l’apparence de la pédanterie. Un autre quatuor – venu répéter chez lui en Californie – sua sang et eau devant la dimension intraitable de ses exigences. La répétition se déroula dans une chaleur estivale terrible. Le compositeur, en robe de chambre, donnait des instructions tenant des commandements militaires. On sait aujourd’hui que – lorsqu’il était encore en Europe – il faisait interdire les exécutions de ses œuvres par avocat et huissier de justice s’il n’était pas sûr du niveau supérieur de leur exécution. Même Wilhelm Furtwängler craignit Schönberg au moment de la création mondiale en 1928, par l’Orchestre philharmonique de Berlin, des Variations pour orchestre opus 31. L’œuvre déchaîna un scandale.
Alors que la communauté musicale internationale célèbre, en cette année 2024, Schönberg, cette raucité de caractère fait l’objet de gommages de la part des autorités autrichiennes. Elles cherchent à favoriser une approche détendue de ses œuvres révolutionnaires, quand bien même si La Nuit transfigurée ou les Gurrelieder datent de son époque postromantique. Adeptes de relations publiques aux formes arrondies, les puissances viennoises actuelles comptent beaucoup sur les descendants de Schönberg. Sa fille Nuria (*1932), veuve du grand compositeur italien Luigi Nono (1924-1990), est une dame charmante.[4] Ses frères Lawrence (*1941) et Ronald (*1943) Schönberg sont de purs produits du système social américain. Ils sont fort aimables. Il en va de même avec Eric Randol[5] Schönberg (*1966), petit-fils du maître. Il est un avocat devenu fameux depuis qu’il a fait rendre à leurs propriétaires légitimes des peintures de Gustav Klimt spoliées antan par l’Allemagne nazie. La mère du même juriste est le Dr. Barbara Zeisl Schönberg (*1940), éminente spécialiste des études germaniques parmi le monde universitaire californien. Il est inadéquat de la contrarier. Les participants à un colloque s’étant déroulé à Paris en janvier 2008 se souviennent des flammes accompagnant alors cette femme au tempérament redoutable. Elles caractérisent l’enfant d’exilé qu’elle fut. Son père – le compositeur Erich Zeisl (1905-1959) – connut les mêmes épreuves que Schönberg.
J’ai eu la chance d’être présenté autrefois à Max Deutsch (1892-1982), l’un des derniers élèves européens de Schönberg. Installé à Paris depuis 1924, cet autre grand fauve avait gardé un accent viennois inimitable tout en parlant un français châtié. Il intimidait ses interlocuteurs en se donnant comme le vicaire terrestre de celui qui avait été lié d’amitié à Marc Chagall.[6] Deutsch enseigna la composition à près de trois cents étudiants venus de toutes parts. Figurent parmi eux des personnalités aussi remarquables que celles de Marcel Goldmann (*1934), aujourd’hui établi en Israël, d’Ahmed Essyad (*1938) ou de Philippe Manoury (*1952). Un autre de ses disciples, Amaury du Closel (*1956), possède une correspondance entièrement inédite entre Deutsch et Schönberg.[7] Elle atteste de la nature rigide de l’auteur de L’Échelle de Jacob, pétri des œuvres de Bach, de Beethoven et de Brahms. Contrairement aux apparences, le sens de la forme musicale schönbergienne atteint une dimension suprême. L’emploi de la technique dodécaphonique se déploie avec une sévérité admirable, comparable à celle de L’Offrande musicale de Bach, par ailleurs membre de la Société de mathématiques de Leipzig. La virtuosité intellectuelle de Schönberg démontre – de mon point de vue – son appartenance familiale à la tâche des commentaires et des correctoires liée à l’exégèse des textes de l’Ancien Testament.[8] Figure novatrice majeure, Schönberg ne fut pas seulement exposé à l’antisémitisme autrichien. En 1933, quelques années après son installation à Berlin, il s’enfuit d’Allemagne car il était l’une des cibles prioritaires des nazis. Il s’installa aux États-Unis, y fêta la vie avec Thomas Mann, l’ayant présenté dans le roman Le Docteur Faustus, et ne revint jamais en Europe. Sa notoriété était telle – à partir de 1945 – qu’il fut question qu’il devienne le premier président de l’ État d’Israël. Mais il refusa sans état d’âme.
Comme ses condisciples, Amaury du Closel incarne la troisième génération de ceux dont l’art découle en ligne droite de Schönberg. C’est peu. Sept décennies après sa disparition, l’auteur de l’absolu chef-d’œuvre qu’est l’opéra Moïse et Aaron est très proche de nous. Si Pierre Boulez regretta toujours de n’avoir pas pu – en vertu de dispositions pratiques brisées par le décès de Schönberg – discuter avec lui, il est un jalon majeur. Au même titre que Boulez. Une pareille position himalayesque suscite encore aujourd’hui les sarcasmes de quelques compositeurs néotonaux et approximatifs dans leur pratique. Ils mesurent difficilement les préjudices subis par les artistes victimes des malédictions hitlériennes. Ils devraient voir le récent film La Zone d’intérêt, réalisé par Jonathan Glazer (*1965). Il narre la vie quotidienne de Rudolf Höss, le commandant du camp d’extermination d’Auschwitz, dans une villa donnant sur l’enceinte du même camp. La haine du grand art et de la culture émane de cet individu, autant que la détestation de la diversité humaine. Schönberg a dédié à celle-ci un monument impérissable grâce à Un Survivant de Varsovie.
Dr. Philippe Olivier
[1] J’utilise la graphie germanique Schönberg, non la graphie Schœnberg utilisée depuis l’émigration du compositeur aux États-Unis en 1933. Il passa par la France avant de rejoindre New-York puis Boston.
[2] Russell Banks : Amérique, notre histoire – Entretien avec Jean-Michel Meurice, Actes Sud, Arles, 2006, p. 83.
[3] Ce concert – codirigé par Otto Klemperer – comportait des partitions de Brahms, de Schönberg et de Bach dans une orchestration signée Schönberg.
[4] 2024 marque par ailleurs le centenaire de la naissance de Luigi Nono à Venise. Celui-ci dédia l’opéra Intolleranza à son beau-père Arnold Schönberg. Une telle dédicace fut formulée après le décès de Schönberg. Des manifestations marquant le centenaire de naissance de Nono ont lieu cette année dans toute l’Europe et au-delà.
[5] Randol est l’anagramme d’Arnold.
[6] Chagall fut l’un des témoins de la cérémonie de retour de Schönberg au judaïsme en 1933. Elle eut lieu à la synagogue parisienne de la rue Copernic.
[7] Elle devrait être rendue en partie publique en 2025.
[8] Ces pratiques anciennes, répandues dans le monde médiéval européen, sont notamment abordées à la page 142 de l’imposante Histoire juive de la France, ouvrage collectif réalisé sous la direction de Sylvie Anne Goldberg. Il est paru en 2023 chez Albin Michel.