La violoniste et altiste islandaise Judith Ingolfsson s’allie au pianiste français d’origine russe Vladimir Stoupel pour révéler au public les sonates de la compositrice anglo-saxonne Rebecca Clarke (1886-1979). Une très heureuse surprise, éclairant sur un versant de la création sonore du début du 20ème siècle aux États-Unis …
La vie musicale internationale connaît aujourd’hui divers types de changements. Parmi ceux-ci, l’évolution du répertoire est de mise. On voit désormais un certain nombre d’artistes d’envergure proposer à leurs publics des œuvres de grande qualité, ayant été plus ou moins longtemps ignorées pour diverses raisons. Ainsi, le chef d’orchestre Amaury du Closel (*1956) et son Forum Voix étouffées offrent-ils depuis 2003 les travaux de compositeurs victimes du nazisme à des auditeurs installés parmi une vingtaine de pays européens. Leurs activités bénéficient du soutien effectif de la Communauté politique et administrative, implantée à Bruxelles.1 Le chef canadien Yannick Nézet-Séguin (*1975) a enregistré l’une des symphonies de la compositrice afro-américaine Florence Price (1887-1953) pour la prestigieuse étiquette Deutsche Grammophon Gesellschaft (DGG).
Du côté des instrumentistes, le pianiste Simon Ghraichy (*1985), également artiste DGG, fait entendre des partitions élaborées au Mexique ou à Cuba. Quant au duo constitué de la violoniste islandaise Judith Ingolfsson et du pianiste français d’origine russe Vladimir Stoupel, il explore fréquemment des chemins étrangers aux sentiers battus.2 Le tandem, connu pour sa discographie fournie et solide, affectionne ce genre d’orientation. Il l’a montré à diverses reprises, en particulier en publiant – en 2017 – un CD rassemblant une sonate de Pierre-Octave Ferroud (1900-1936) avec ses sœurs célèbres, signées Francis Poulenc et Maurice Ravel. Il s’est aussi distingué – en 2O20 – avec les sonates de Karol Rathaus (1895-1954), de Heinz Thiessen (1887-1971) et de Paul Arma (1904-1987). Les enregistrements d’Ingolfsson-Stoupel, installés à Berlin, sont souvent publiés sous les égides de Deutschlandfunk Kultur, une manière de Radio France Internationale à l’allemande. La réalisation de leur dernier CD a été rendue possible grâce à une gratification venant du prestigieux Peabody Institute de Baltimore, où ils enseignent tous deux.
Ce nouveau-né suscite la découverte du langage utilisé par l’Anglo-Américaine Rebecca Clarke (1886-1979), donc venue au monde l’année de la mort de Liszt et décédée trois ans après la première Tétralogie bayreuthienne de Pierre Boulez.3 Au cours d’une existence de neuf décennies, la musicienne a prouvé que la musique de femme peut être aussi bonne que la musique d’homme. Les quatre-vingts œuvres laissées par elle auraient ravi – entre autres – Adrienne Clostre (1921-2006), élève de Messiaen ayant écrit un opéra consacré à Nietzsche. Je me souviens de discussions passionnées sur le sujet des compositrices avec Adrienne Clostre. Elle avait raison de les défendre bec et ongles. Nos entretiens se déroulèrent des décennies avant l’apparition de Camille Pépin (*1990) et la naissance du Mouvement compositrices.4 L’entreprenante Adrienne Clostre ignorait alors – comme l’immense majorité des musiciens européens – qu’une œuvre signée Rebecca Clarke avait été perçue, en 1919, comme celle d’un homme lors du concours de composition organisé par le Berkshire Music Festival (Massachussetts). Depuis, le monde a évolué. La Rebecca Clarke Society, fondée en 2000, aura commencé à accomplir un travail de divulgation des œuvres laissées par une créatrice à la vie ayant été tout sauf simple. Enfant battue, écartelée entre le Royaume-Uni et les États-Unis, Clarke connut une vie sentimentale compliquée autant qu’un état dépressif chronique.
Ses études au Royal College of Music de Londres la transformèrent progressivement en violoniste de haut niveau et en compositrice. Rebecca Clarke fut – à Londres – l’une des premières femmes à devenir membres d’orchestres. Elle se distingua dans le domaine du répertoire de chambre, jouant avec des virtuoses de l’envergure du pianiste Artur Schnabel et du violoncelliste Pablo Casals. Elle fit du quatuor à cordes.5 La timide instrumentiste effectua nombre de tournées, parfois lointaines. On l’entendit ainsi à Hawaï en 1918 et 1919. Durant son séjour dans cet archipel, elle découvrit le gamelan, ensemble d’instruments à percussion représentatif de la culture indonésienne. Cette impression durable habite le second mouvement de sa sonate pour alto et piano, datant de 1919. Elle avait donné auparavant – en 1908 et en 1909 – deux sonates pour violon et piano, également objets des soins de Judith Ingolfsson et de Vladimir Stoupel.
Si la présence de l’alto et du violon dans le même CD est une excellente idée, le niveau très élevé des interprètes et leur curiosité artistique sont une incitation pour les nouvelles générations de praticiens. Cet enregistrement présente aussi l’avantage de montrer les liens esthétiques ayant uni le continent nord-américain à l’Europe quand il s’agissait d’y faire de la musique de chambre. Chez Clarke, l’impressionnisme n’est jamais très loin. Son œuvre atteste d’un type d’étanchéité par rapport aux cultures musicales populaires, en particulier la tradition du chant choral chez les Afro-Américains et diverses émanations ayant enchanté Philippe Labro (*1936) dans L’Étudiant étranger. On trouve – en vérité – un abime séparant les travaux de Clarke d’avec les deux sonates pour violon et piano laissées par Charles Ives (1874-1954), entre 1903 et 1910. Le premier représentant de l’avant-garde américaine, encensé plus tard par Pierre Boulez, était foncièrement différent de cette femme unique en son genre.
Dr. Philippe Olivier
1 Le Forum Voix étouffées mené par Amaury du Closel fera l’objet, ces prochaines semaines, d’un article sous ma signature dans Résonances lyriques. Voir www.voixetouffees.org.
2 Vladimir Stoupel a été reçu fin 2023 dans l’Ordre des Arts et des Lettres.
3 Oehms Classics, OC 1731, paru le 19 janvier 2024. Voir www.oehmsclassics.de.
4 La prestigieuse revue allemande Das Orchester consacre, dans son numéro de février 2024, un dossier aux femmes musiciennes. Il traite – entre autres – d’Andrea Götsch, première clarinette de l’Orchestre philharmonique de Vienne depuis 2022.
5 Cette discipline éminente se trouve au cœur du numéro 575 (janvier 2024) de La Lettre du Musicien.