Douze opéras ont joué Salomé cette année, et trois l’ont déjà annoncé pour l’année prochaine. Il ne s’agit pas là seulement d’opéras européens, comme ceux de Paris, Berlin ou même Zurich, mais aussi canadien, avec celui de Toronto ou asiatique comme ceux de Tokyo ou de Seoul. La fascination pour cette œuvre continue donc plus de cent ans après sa première. A défaut d’assister à toutes les représentations, le lyricophile écoutera au moins certains de ses disques.
De celui de 1948 avec Joseph Keilberth dirigeant l’orchestre de la Staatskapelle de Dresde avec Christel Goltz à celui du Royal Concertgebow d’Amsterdam sous la direction de Daniele Gatti avec Malin Byström en 2017, l’œuvre se révèle autant à travers le temps que sous l’immédiateté de la scène. Alors pourquoi ne pas y plonger ?…
Salomé 1948 par Joseph Keilberth
Cet enregistrement est un jalon non seulement, parce qu’il est un des premiers, – on peut trouver une version de 1947 sur YouTube dirigée par Clemens Krauss – mais surtout grâce à la qualité de ses interprètes. La rigueur aristocratique de Keilberth apparente l’orchestre de l’opéra aux œuvres symphoniques de Strauss comme à son Zarathoustra, ce qui est loin d’être évident.
Cependant, bien que l’orchestre reste fluide dans les scènes, il a du mal à rendre la folie montante de l’œuvre, comme s’il refusait de succomber à ce à quoi il donne vie. La danse des sept voiles notamment illustre cette conception d’un dionysiaque contenu par un cadre apollinien, avec sa magnifique absence de frénésie. Cet endiguement tend également à segmenter l’œuvre en scènes, laissant la continuité narrative et le dionysiaque aux chanteurs.
Les chanteurs eux assument pleinement le dionysiaque.
Le chant et le jeu chez Richard Strauss, comme chez Mozart, correspondent afin d’incarner les personnages, et ils le montrent bien.
La Salomé de Christel Goltz pour commencer. L’acidité avec laquelle elle s’adresse à Narraboth, la têtue méchanceté avec laquelle elle rejette les suggestions de son beau-père et avec laquelle elle lui répète sa promesse sacrée, et enfin la transe amoureuse de son long monologue final colore d’une jaune noirceur l’opéra. Sa voix joue comme elle chante, et chante en actrice, afin de faire montrer l’hystérie de Salomé.
Joseph Herrmann en Jokanaan ensuite. Avant même que d’apparaitre, son bariton encage la scène de fer. A l’entendre, il est à craindre que l’ange mortifère, dont le tétrarque ressent le vol glacé, soit convoqué par son airain. Raide comme la morale et ne s’infléchissant que pour le Christ, il donne un bleu acier à l’opéra.
Et Bernard Aldenhoff en tétrarque, Ce rôle pourrait être le maillon faible de l’œuvre, parce qu’afin d’exprimer la perversité du monarque, Richard Strauss le fait parler-chanter entre deux imposants monuments wagnériens. Mais Bernard Aldenhoff lui donne heureusement vie avec sa manière concupiscant de s’adresser à sa belle-fille et insultante pour s’adresser à sa femme, comme une longue trainée rouge sale dans l’opéra.
Les rôles secondaires ne sont pas en reste. Hérodias appuie avec ses perfides remarques et critiques sur le dysfonctionnel de son couple et donc de la famille royale. Narraboth, à bout dans sa frustration sexuelle, est écartelé entre son désir inassouvi et son devoir pâtissant.
Cette version ouvre aux spectateur les psychoses de chacun des personnages (pédophilie chez Hérode, hystérie chez Hérodias et Salomé, délire paranoïaque chez Jokanaan, impuissance chez Narraboth) et même temps qu’une guerre des sexes au sein du royaume et de la famille royale. Rarement le feu dionysiaque et le glace apollinienne n’auront fait aussi bon mariage.
Prochaine version : 1949 dirigée par Fritz Reiner au Metropolitan Opera de New-York
Andreas REY
Bernd Aldenhoff (ten) (Herod)
Inger Karén (mezzo sop) (Herodias)
Christel Goltz (sop) (Salome)
Josef Herrmann (bar) (Jokanaan)
Staatskapelle Dresden/Joseph Keilberth
Digital remastering of a recorded broadcast on 20 May, 1948 by
Mitteldeutscher Rundfunk, Dresden.
BERLIN CLASSICS BC2062. 2 CDs