LE DERNIER PARSIFAL
La lumière crépusculaire de l’été traînait sous les arbres antiques. Du fond de sa cage de pierres tristes, au-dessus des futaies, l’horloge du château sonna six heures. Dans une allée au bord de l’eau, deux hommes marchaient lentement. Ils étaient tous deux de stature haute et forte. Cependant que l’un, le plus grand, allait pensif, la tête pesante, les bras ballants, l’autre d’un regard plein de malice, le geste vif, paraissait surveiller les moindres attitude de son compagnon. Il murmurait :
— Pour peu que vous le vouliez vous-même, dans peu de temps, sire, et en vous confiant entièrement a moi, votre malaise aura disparu.
— Qui vous dit que je le veuille ?
— Mais vos sujets ?
— Ah ! mes sujets ! Aucun d’eux n’a bougé, aucun d’eux ne s’est révolté contre l’injustice effroyable dont je suis la victime !
— Le prince régent qui…
— Le prince rebelle, voulez-vous dire, Herr Gudden !… Combien vous donne-t-il pour mentir, pour signer les certificats de ma folie ? Il y a des princes dans la Confédération germanique dont la liste civile n’atteint pas le chiffre de vos honoraires, Herr Gudden, vous êtes un aliéniste fort sensé sur le chapitre de vos intérêts. Il y a douze ans, quand je vous rencontrai chez ma mère qui vous avait fait appeler pour le prince Othon, je vous avais déjà jugé, Herr Gudden !…
— Que Votre Majesté m’excuse ! Je suis ici pour diriger sa cure de repos !
— Je ne suis plus qu’un roi en tutelle, qu’un roi détrôné auquel on a refusé ce matin même la permission d’entendre la messe, ce qu’on accorderait à un condamné à mort !… Et vous m’appelez Majesté ? Dérision !… Herr Gudden, je ne suis pas fou, vous le savez bien. On m’enlève le trône parce que j’ai dépensé trop d’argent dans mes palais de Chiemsee, de Linderhof et de Neu-Schwanstein. Et puis je n’aime pas la Prusse, moi ! Je suis venu trop tard dans une vie rapetissée par les besoins mesquins ! Je suis un homme de clarté, de sincérité, de force, de bonté. Non, ne ramassez pas ma canne. Je ne suis plus roi, je me sers de serviteur à moi-même. Serviteurs !… Je n’en avais plus qu’un, Weber, fidèle et doux, vous me l’avez pris. Je l’ai revu pourtant. Il m’a avoué qu’on ne me pardonnerait jamais, que je resterais prisonnier à vie.
— Oh ! sire, comment pouvez-vous croire !…
*
* *
Le roi n’entendait plus. Au bord du lac, dans la féerie du soir, il regardait voguer des cygnes. L’un d’eux s’approcha de la rive et son col flexible et pur se leva vers le souverain.
— Salut, oiseau divin dont la blancheur exalta le poète. Adieu ! Tu ne mèneras plus l’esquif mystérieux sur l’eau bleue, la barque lunaire où je me suis dressé, casque en tête et lance au poing, sous la cuirasse étincelante de Lohengrin.
Impatienté et redoutant toujours quelque pensée de suicide, le docteur s’approcha de son royal malade.
— Sire !…
— Vous taisez-vous, Herr doctor Gudden. Vous ne comprenez pas. Est-ce qu’un aliéniste a jamais compris ? Je vis, entendez-vous ? je vis en ce moment, je m’évade. Vous ne pouvez plus rien contre moi. Mon songe est plus haut que vos ordonnances. Ah ! ah ! Non, je ne suis plus Lohengrin, je n’ai plus d’amour à espérer ni d’innocence à protéger ! Je ne suis plus le chevalier captif des délices du Vénusberg. J’ai une autre mission, j’ai une tâche plus haute. Vous ne devinerez jamais, Herr doctor, comme ce Wagner m’a éclairé sur moi-même ! Seul je l’ai compris, protégé, glorifié, réalisé… Je fus tour à tour les héros qu’il évoqua, et ce qu’il sculptait dans l’ivresse du poème ou la magie des sens, je le vivais orgueilleusement. Petit médecin, petit médecin, qui classes de petites manies sous de grands mots, valet diplômé à étiquettes pour badauds !… traître, tu ne sais pas encore qui je veux être ! Il en est un de ces héros que je n’ai pas incarné, et c’est pourtant celui qui me ressemble le plus, c’est ce Parsifal qui a su résister aux embûches de Klingsor, à l’appel des Filles-Fleurs, aux tendres pièges de Kundry. Tu sais, Herr Gudden, de quels noms elle le nomme cet adolescent si fier ? Elle le traite d’enfant candide et fou. Candide et fou, voilà des épithètes qui me conviennent. Candide, oui, vraiment, je le fus, et dans le double sens du mot, celui qui signifie la fière pureté, et celui qui signifie la naïve confiance !… Candide et fol, oh ! oui, vraiment, cela convient à ce roi spolié que vous traînez à vos côtés, à ce roi sans espérance, pour lequel sont à jamais fermées les routes du Montsalvat ! Cependant il y a un exploit, un dernier exploit à accomplir. S’il me faut paraître devant toi, ô Justicier suprême, dont le sang a coulé dans le Graal, je veux y paraître comme un nouveau Perséus, avec la tête de la Gorgone sur un bouclier. Non, je n’ai pas tué le cygne, mais je démasque le traître et je fais justice, car tu m’as fait roi, car toi seul peux me délier, car je suis marqué du sceau, car ne le serais-je pas, dans ce château de Berg, ne serais-je que margrave, j’ai droit de justice haute et basse et je vous condamne, Herr Gudden, vous allez mourir. À genoux !
L’aliéniste était robuste, mais le roi valait six hommes, disent les rapports du temps. Ce que fut cette lutte, au bord de l’eau dormante, nul ne l’a pu dire. Ce n’est qu’à neuf heures du soir que les domestiques et les officiers, surpris de ne pas voir rentrer les promeneurs, se mirent à leur recherche. On trouva le roi étendu, au fond de l’eau, serrant, contre lui, le corps du médecin Gudden.
Ainsi, dans la clarté d’un soir walkyrien d’il y a vingt-cinq ans, périt sons les eaux du lac de Starnberg Louis deuxième du nom, roi de Bavière et prince palatin du Rhin.
Ernest Gaubert*
* Marie-Ernest-Augustin Gaubert de Valette de Favier, dit Ernest Gaubert, né à Saint-André-de-Sangonis (Hérault) le 27 janvier 1881 et mort le 6 janvier 1945, est un journaliste, romancier et poète français. Son conte Le dernier Parsifal a été publié en 1914 dans la série des Contes des mille et un matins du journal Le Matin.