En marchant parmi la vieille ville d’Helsinki, on se croirait revenu à l’époque où le Grand-duché de Finlande appartenait à l’Empire des Romanov. Palais et églises édifiés entre 1809 et 1917 – l’année de la Révolution d’octobre – donnent l’impression de se trouver dans un petit Saint-Pétersbourg. D’ailleurs, Saint-Pétersbourg n’est pas loin. La célèbre cité russe se trouve à 300 kilomètres. Toute visite d’un sanctuaire – luthérien ou orthodoxe – à Helsinki se voit escortée de musique. L’un retentit des sons de l’orgue, l’autre des avancées de voix de basse caverneuses. Ici comme parmi les autres pays situés au bord de la Mer baltique, la musique constitue une réalité omniprésente.
Dans cette nation de près de six millions d’habitants, la prospérité d’entreprises de téléphonie comme Nokia et de l’industrie du bois permet un soutien déterminé à la vie musicale. L’Académie Sibelius, établissement d’enseignement musical supérieur de notoriété mondiale fondé en 1882, est installée dans un somptueux bâtiment ultramoderne. Elle dispose de cinq salles de concert. Le nom de ses diplômés est un catalogue de célébrités internationales. On y trouve les chefs d’orchestre Susanna Mälkki (*1969), Mikko Franck (*1979), Esa-Pekka Salonen (*1958), Leif Segerstam (*1944) et Klaus Mäkelä (*1996), les compositeurs Kaija Saariaho (1952-2023)1 et Magnus Lindberg (*1958), le pianiste Olli Mustonen (*1967) ou le violoncelliste Arto Noras (*1942). Du côté des vocalistes, la liste est aussi impressionnante. Y figurent Soile Isokoski (*1957), Karita Mattila (*1960) Matti Salminen (*1945) ou Heikki Siukola (*1943). Quand ils se consacrent à des œuvres de compositeurs du cru, ils les interprètent en finnois ou en suédois, les langues officielles nationales. Sinon, ils s’adaptent sans souci à d’autres idiomes. On l’a vu cette année 2023, quand le centenaire de la naissance de György Ligeti a été célébré comme il se doit à Helsinki.
Comment expliquer une pareille profusion ? L’appartenance à la Russie tsariste a laissé des traces profondes. Les Finlandais sont des gens extrêmement sérieux, en quête d’excellence. Le niveau musical est des plus élevés. Chez eux, rien n’est laissé au hasard. Passer quelques jours dans les locaux de l’Académie Sibelius donne le sentiment d’effectuer un séjour parmi un couvent. Les visages sont graves, le travail intense. Les professeurs sont sur le qui-vive. L’un d’eux, la clarinettiste Anne Elisabeth Piirainen, ne fait pas qu’enseigner la musique de chambre et réaliser des enregistrements avec des partenaires également attachés à l’Académie Sibelius.2 Elle organise aussi des colloques dont la particularité réside dans la juxtaposition de l’enseignement de l’interprétation et la recherche historique. Coréalisé avec le Forum Voix étouffées3 et financé par l’Union européenne, le dernier d’entre eux a eu lieu ces derniers jours. Il traitait de la musique en temps de guerre. Un écho au redoutable conflit entre l’Ukraine et la Fédération de Russie, autant qu’aux événements opposant Israël au Hamas.
Ce symposium a été le cadre d’intéressantes découvertes. Après sa Déclaration d’indépendance, formulée en 1917, la Finlande a connu la guerre civile. Les partisans du régime soviétique s’y sont opposés aux défenseurs d’un gouvernement de droite autoritaire. 1% de la population a perdu la vie. Des camps d’internement ont été ouverts. Leurs détenus y pratiquaient le chant, une passion nationale. Plus tard, le metteur en scène Louis Laber (1889-1929), brièvement attaché à l’Opéra d’Helsinki, institution ayant vu le jour en 1873, dirigera la création finlandaise de Turandot en 1929. Mais il se suicide la même année par une injection excessive de morphine. Juif soviétique et grand polyglotte, Laber est alors sous l’emprise d’un arrêté d’expulsion hors de Finlande. On le soupçonne – à tort – d’être un espion des Soviets.
À l’époque, l’Opéra d’Helsinki est un îlot libéral se trouvant au milieu d’un dispositif culturel fort corseté. Les autorités tentent de surveiller à distance le ténor Hannes Saari (1886-1967), installé aux États-Unis. Elles n’apprécient pas le soutien qu’il apporte au mouvement des ouvriers finlandais vivant outre Atlantique. Aux antipodes, la soprano Aulikki Rautawaara (1906-1990) – appréciée par Sibelius qui lui dédiera une œuvre – ne fait pas que chanter au Festival de Glyndebourne naissant. Son intérêt pour le nazisme la transformera en Germaine Lubin finnoise. Aujourd’hui, la musicologue Johanna Talasniemi effectue un travail de recherches considérable sur les activités de Rautawaara parmi un milieu problématique. Placée sous la domination du Général Mannerheim (1867-1951), la Finlande connaîtra ensuite plusieurs tentatives d’invasion par l’Armée rouge. Une partie de son opinion publique sera fascinée par Hitler.
Après la Seconde Guerre mondiale, le pays tente d’oublier de terribles épreuves. Le festival estival d’opéra de Savonlinna, fondé en 1912, reprend ses activités. Le pays produit alors des chanteurs de premier ordre, dont la basse Martti Talvela (1935-1989), interprète émérite du rôle de Boris Godounov. Malheureusement, l’existence de l’artiste se termine comme dans une tragédie laponne. Il meurt d’une crise cardiaque à l’âge de cinquante-quatre ans, tandis qu’il est en train de danser à l’occasion du mariage de sa fille. Familier des grandes scènes internationales, Talvela aura fait école. Les chanteurs finlandais sont recherchés partout aujourd’hui.
Leur patrie est néanmoins curieuse d’entendre des artistes étrangers. J’ai examiné les programmes de la saison 2023-2024 de l’Orchestre philharmonique d’Helsinki et de l’Orchestre de la radio finlandaise, respectivement fondés en 1882 et en 1927. On y trouve les noms de cantatrices et de chefs français comme Stéphanie d’Oustrac, Nora Gubisch, Stéphane Denève et Alain Altinoglu. Tous se produiront au Musikkitalo, un ensemble architectural énorme, inauguré en 2011. Finlandia, le célèbre poème symphonique de Jean Sibelius datant de 1899, a été alors donné – sous la direction de Jukka-Pekka Saraste – dans sa version avec chœur mixte. Elle fut réalisée en 1948.
Dr. Philippe Olivier
1 La regrettée compositrice – établie à Paris depuis des années – a écrit une fanfare destinée à appeler le public lors des concerts donnés dans le Musikkitalo, le nouveau et impressionnant ensemble architectural voué à la musique à Helsinki. Elle a également apporté une contribution financière d’envergure pour la construction d’un orgue dans sa grande salle.
2 L’un d’eux est le superbe CD intitulé Dreams and Dances. Il réunit des œuvres de musique de chambre signées Alexander (1883-1951), Grigori (1879-1955), Julian (1883-1951) et Grigori Krein (1913-1996), quatre compositeurs juifs russes appartenant à la même famille. Le premier nommé a été persécuté sous Staline. L’étonnant pianiste finno-biélorusse Kirill Kozlovski figure parmi les interprètes de ce CD. Il enseigne également à l’Académie Sibelius.