La parution en 2020 du récit de Vanessa Springora Le Consentement, a marqué durablement les esprits. Dans la foulée de la parole féminine libérée par le mouvement MeToo l’autrice a rédigé avec courage un texte incandescent et brut.
Incandescent parce qu’il narre sans détours la passion folle et profondément destructrice d’une adolescente de 14 ans pour un prédateur de 51 ans.
Brut parce qu’il fonctionne comme témoin à charge dans le procès d’une société incapable de protéger ses enfants : parents, enseignants, policiers, médecins, psychanalystes, tous sont convoqués au tribunal de l’irresponsabilité et de la complaisance. C’est dire la stupeur, le silence attentif et plein d’émotions qui a régné dans le public, scolaires compris : tous étaient subjugués.
D’abord montée au Théâtre de la Ville par l’excellent Sébastien Davis, la pièce arrive à Antibes au Théâtre Anthéa, pour quatre représentations, puis sera donnée au Théâtre du Rond Point à Paris, dès 2024.
Le texte de la pièce a été co-écrit par Vanessa Springora et Sébastien Davis, à partir d’éléments du récit de la jeune femme et sans y rien changer ou ajouter.
Le plan général suit un découpage temporel : l’enfance, l’adolescence, enfin la maturité.
L’enfance est évoquée dans une succession de tableaux, dont le départ du père après le divorce, départ quasi définitif d’un homme velléitaire et incapable de prendre sa place.
L’adolescence est tout entière consacrée au récit de la passion, passion qui prendra bientôt son sens d’origine (« patior », je souffre). Car très vite, la joie naïve de se sentir élue, remarquée, désirée, laisse la place à une véritable descente aux enfers : le pseudo « prince charmant » se révèle rapidement un prédateur exigeant, volage, menteur et destructeur.
Les désordres qu’il engendre dans la vie et l’esprit de la jeune fille sont magistralement mis en scène, et ce dès l’entrée des spectateurs dans la salle.
Il n’y a pas de rideau cachant le plateau, toute démarcation entre avant-spectacle et spectacle est abolie, comme s’il n’y avait pas vraiment de frontière entre l’intimité cérébrale du personnage féminin et la réalité extérieure, premier indice du trouble psychique…. perceptible uniquement si le spectateur cesse de bavarder en s’installant, d’échanger avec ses voisins et amis, bref s’il écoute… étrange pièce où le spectateur est d’emblée convoqué … et souvent l’ignore.
La bande son tourne en boucle, spectacle partiel avant le spectacle, et s’ils tendent l’oreille, les spectateurs peuvent vaguement entendre la plainte d’une femme, en voix off, comme un délire douloureux : « Suis-je réelle…auparavant dans mon esprit…des voix de travers qui tournaient dans ma tête… »
Cette voix venue de nulle part, évoque un désordre psychique où l’être doute de sa réalité, de son propre corps, flottant entre horreur et délire : « quelle preuve tangible avais-je de mon existence ?… mes organes n’existaient pas »
Pour ceux qui ont vu le film de Claude Miller, La Classe de neige (1) sur un sujet similaire, surgit aussitôt dans la mémoire la vision atroce qu’a le héros de son propre corps, non pas entier et indivisible, mais morcelé comme un miroir qui s’est brisé en mille morceaux, cauchemar absolu, plongée en enfer.
Le Consentement souligne lui aussi la profondeur et la durée du désordre psychique induit par la prédation et la conscience de la différence : « J’aurai quatorze ans toute ma vie… à quatorze ans, on n’est pas supposée se retrouver dans le lit d’un homme de 51 ans, sa verge dans la bouche à l’heure du goûter. »
Ces éléments dramatiques sont soutenus en permanence par la batterie de l’excellent Pierre Belleville, sur la création musicale de Dan Lévy. Le son est le support et l’écho constant du drame. Tantôt fortissimo, tantôt discret, tantôt ironique, la musique devient un acteur à part entière et révèle ce qu’une telle association peut apporter à la représentation.
Enfin, le décor s’il est minimaliste, est ô combien signifiant. Les passages de l’actrice du devant de la scène vers l’arrière de l’écran blanc, le jeu des doigts qui apparaissent derrière la toile comme détachés du corps de l’actrice, sont autant de représentations de cette hantise folle et insupportable du corps morcelé et de l’esprit égaré dans ses lieux de souffrance. On comprend pourquoi le public reste immobile, entre terreur et pitié, sous l’effet d’une profonde empathie.
Ce public silencieux est tout entier à l’écoute de cette voix unique qui porte et le malheur et la résilience. Merveilleuse, époustouflante Ludivine Sagnier, qui joue tous les rôles de ce drame, prend tour à tour la voix de l’enfant naïve, de l’adolescente émerveillée, de l’être brisé et humilié à qui on a tout pris, corps et âme, puis de la femme adulte qui raconte un passé dont elle a pu partiellement s’extraire.
Elle montre tout son talent en particulier dans la succession de portraits courts représentant dans un défilé ridicule, les « adultes » qui lui rendent visite dans l’établissement de soins, où elle est hospitalisée suite à d’insupportables douleurs articulaires.
On mesure alors que le consentement n’est pas que de son fait puisqu’en quelques répliques et tableaux, se succèdent et se ressemblent tous les adultes qui auraient dû l’aider et s’en sont montrés incapables. L’ironie de ces tableaux vaut son pesant d’or. Médecin, enseignant, psychanalyste, parents, policiers, tous révèlent les fêlures d’une société défaillante. La mère de la narratrice dira plus tard : « il faut comprendre, on était juste après Mai 68 et il était interdit d’interdire. »
Qui donc consent dans cette affaire ? Bien plus d’acteurs qu’on ne le pense.
Reste bien sûr l’ignominie absolue représentée par le prédateur, posté en imperméable devant le collège, à la recherche de son plaisir déculpabilisé, plus ignoble en cela que le prédateur déjà suffisamment infâme de la Lolita de Nabokov (2).
Celui-là au moins, ressemblait encore un peu à un homme, lui qui n’en pouvait plus de devoir se supporter lui-même et d’entendre « chaque nuit, les pleurs de Lola, les pleurs de Lola, les pleurs de Lola. »
Il faut courir voir Le Consentement : la pièce est comme un rideau qu’on écarte pour découvrir maintes réalités. Ce drame est magistralement interprété et mis en scène, soutenu par le son dramatique du batteur, reçu par un public comme sidéré par autant de noirceur et de souffrances. On y suit une actrice exceptionnelle et on peut mesurer combien oui, depuis MeToo, la honte a changé de camp.
C’est la victime que l’on entend dans un silence respectueux et empathique, et c’est le monstre qui doit se cacher. Autres temps, autres mœurs.
Chantal Wolezyk
15 novembre 2023
(1) Film La classe de neige, prix du jury Cannes 1998, d’après l’ouvrage éponyme d’Emmanuel Carrere.
(2) Lolita, de Vladimir Nabokov, 1955, traduit de l’anglais américain par Éric H. Kahane, Ed Gallimard pour la version française.
Texte : Vanessa Springora
mise en scène : Sébastien Davis
avec Ludivine Sagnier
accompagnée en musique par Pierre Belleville (batterie)
collaboration artistique : Cyril Cotinaut
création musicale : Dan Levy
création lumière : Rémi Nicolas
scénographie : Alwyne De Dardel
chorégraphie : Dayana Brunoro