La battue de Lintu est une danse en soi, précise et énergique, comme s'il maniait un fleuret plutôt qu'une baguette. Chaque mouvement est une estocade d'intention, sculptant l'espace sonore avec une virilité et une finesse mouchetée. On apprécie la sonorité mais aussi cette chorégraphie silencieuse, particulièrement palpable dans la dernière section de l'œuvre, où une sobriété contrôlée équilibre la vigueur avec une retenue élégante.
L'Orchestre de la Suisse Romande se transforme sous sa direction. Les musiciens ne sont plus simplement un ensemble ; ils incarnent le caractère finlandais, avec un mimétisme idiomatique qui transcende la performance pour devenir un témoignage. Les cordes pleurent, les cuivres proclament, et chaque coup de timbale résonne comme un cœur battant, intense et flamboyant, reflétant la lumière du Nord et les forêts sombres qui sont l'essence même de la Finlande. Ce n’est pas une simple ouverture de concert ; c'est une déclaration, une affirmation de l'identité et de la résilience, et un hommage poignant à la terre qui a nourri Sibelius et qui continue d'inspirer les chefs finlandais, qui respirent pleinement la vérité de cette musique que l’on aimerait décidément entendre davantage dans nos contrées.
Plongée vertigineuse dans l'abysse sonore, ce quatrième mouvement, donc, éclate, défiant l'entendement, bouleversant les sens, arrachant l'auditeur à toute notion préconçue de réalité musicale. Là, dans un souffle à peine audible, une clarinette dévoile ses notes clandestines, évoquant un univers parallèle où la musique n'est plus séquence, mais essence. Nous ne sommes plus dans une salle de concert ; nous sommes aspirés dans un vortex sonore, un trou noir où le temps se distord et l'espace résonne. Les sons s'entrelacent, serpentent, se confrontent dans une danse cosmique, créant un labyrinthe auditif où chaque note est une étoile, chaque motif, une constellation. Ligeti nous tient en apesanteur dans ce fleuve statique, où les eaux ne coulent pas, mais vibrent, pulsent, émanent d'une source insondable. L'auditeur, privé de ses repères, n'a d'autre choix que de se laisser submerger, de se dissoudre dans cette immensité où résonnent les échos d'un univers inexploré. On ne peut s’empêcher de voir, par synesthésie un mystérieux monolithe noir surgir dans nos esprits, immense, impénétrable, reflétant notre image tordue par les ondes sonores. Cette néo-Odyssée de l’espace est la nôtre, intime, terrifiante, magnifique, magnétique. Kopatchinskaja, flamme écarlate, devient notre guide, notre prêtresse, notre fil d'Ariane dans ce dédale de résonances et de silences. Elle ne joue pas ; elle invoque. Son violon, prolongement de son âme, pleure, rit, hurle, chuchote. Soulages, maître de l'outrenoir, peintre de l'obscurité lumineuse, est là aussi. Chaque note est un pinceau trempé dans l'encre de l'infini, chaque phrase musicale une brosse qui caresse la toile de notre conscience. L'obscurité n'est pas absence de lumière ; elle est présence de mystère. Et dans ce mystère, Kopatchinskaja danse, virevolte, lutte et aime. Son archet est son partenaire, son adversaire, son amant. Le violon repousse les limites de ce qu'un instrument peut exprimer, de ce qu'un cœur peut ressentir. Des hauteurs cristallines aux abîmes grondants, il ne connaît pas de frontières, pas de tabous. Tout est permis, tout est nécessaire. L'audace de Ligeti rencontre la bravoure de Kopatchinskaja, et ensemble, ils nous offrent non une performance, mais un rite de passage.
Son jeu dans le cinquième mouvement devient chamanique, invoquant des images de transes dionysiaques, de forêts mexicaines, et même de rituels de sacrifice maya. C’est l’équivalent musical du « théâtre de la cruauté » dont parlait Artaud dans sa forme la plus pure, laissant le public pantois, haletant et extatique. Comment un violon peut-il produire de tels sons, de telles émotions ? C’est un délire de génie musical, culminant avec une virtuose littéralement possédée, sifflant et chantant tandis que l'orchestre simule une bataille chaotique. L’œuvre se conclut, laissant derrière elle un silence qui résonne plus fort que toute musique. Nous ne sommes plus les mêmes. Nous avons voyagé au-delà des étoiles, plongé dans les profondeurs de notre être, confronté les fantômes de nos peurs et les démons de nos désirs. Patricia Kopatchinskaja accompagnée par les vaillants musiciens de l’OSR, ne nous a pas donné un concert. Elle nous a donné une renaissance. Indéniablement, une œuvre à voir, plus qu’à entendre.
Le bis est tout aussi généreux et captivant, avec Intermezzo, Giocoso-serioso et Nein ! démontrant la virtuosité de Patricia Kopatchinskaja, non seulement en tant qu'interprète mais aussi en tant que compositrice. Dialogue expérimental, livré avec l’un des premiers violoncelles, Lionel Cottet, impeccable et complice, cette pièce est le prolongement idéal du concerto. Le second bis, Ballade et danse pour deux violons, de Ligeti, mais plus sage, plus classique, rafraîchissant et virtuose, avec le concours de David Guerchovicth, musicien supplémentaire ne faisant pas partie de l’OSR, nous permet d’apprécier la belle générosité d’une artiste atypique.
Avec Ligeti, nous vivons une catharsis, une exploration des limites de la musique, de la sonorité, et de l'expérience humaine. C’est une démonstration que la musique n'est pas un art figé, mais un univers en expansion constante, défié et redéfini par des artistes courageux comme Patricia Kopatchinskaja. L’apothéose de la transe, en somme.
Dès le premier mouvement, Hannu Lintu fait un choix audacieux, embrassant une énergie palpable. Le Vivace s'élève, non pas comme une simple indication de tempo, mais comme une pulsation vitale qui traverse l'orchestre. La motricité ici est indéniable, chaque note et chaque phrase musicale s'imbriquant dans une danse enivrante. Le choix de Lintu d'éviter une interprétation trop nuancée met l'accent sur une certaine rusticité, une vigueur brute qui est souvent éclipsée dans des performances plus policées. Cela n'amoindrit en rien les moments de grâce, en particulier la prestation du hautboïste, dont les interventions solistes apportent une humanité chantante, un rappel lyrique qui plane au-dessus de la frénésie rythmique.
Le deuxième mouvement, Allegretto, contraste de manière frappante. Lintu ralentit considérablement le tempo. Les violoncelles adoptent un ton obsédant, évoquant des ombres automnales plutôt qu'un deuil immédiat, un choix qui peut parfois donner l'impression de s'enliser. Cette interprétation nous éloigne de la passion déchirante ou de la mélancolie éthérée que des chefs comme Carlos Kleiber ont gravées dans des concerts et disques mémorables. C'est une marche solennelle, chaque pas un poids, chaque silence un soupir. Peut-être est-ce la relative faiblesse de cette interprétation, car l’alanguissement peut parfois faire perdre de vue la cohérence organique de l’ensemble.
Le troisième mouvement, un Presto qui porte en lui les échos d'une scène bucolique, voit Lintu tirer les fils de la modernité incrustée dans la partition de Beethoven. Il y a une retenue dans sa baguette, une sorte de pudeur qui, par moments, semble peser sur l'orchestre, un fardeau qui ralentit les ailes du Scherzo. Cette lourdeur n'est pas sans évoquer une certaine monotonie, une langueur qui s'étire par trop, égarant l'auditeur dans une prairie imaginaire un peu trop vaste, un peu trop silencieuse.
Cependant, tel un lever de rideau révélant un tableau jusqu'alors dissimulé, le quatrième mouvement explose en un Allegro con brio éblouissant. L'Orchestre de la Suisse Romande se métamorphose sous la direction de Lintu, les notes fusent telles des étoiles filantes dans un ciel nocturne. L'excitation est à son comble, la musique avançant avec la précision d'un sabre dégainé en plein duel. La gestuelle de Lintu est une chorégraphie en elle-même, chaque mouvement, chaque expression du visage, chaque élévation de main contribuant à cette célébration d'énergie pure. C'est un finale électrisant, qui se conclut sur un tonnerre d'applaudissements mérités.
Hannu Lintu, avec son charisme et son énergie, a su créer une symbiose avec l'Orchestre de la Suisse Romande, offrant une très belle soirée, déconcertante dans Ligeti et l’OVNI violonistique de Patricia Kopatchinskaya. Ce fut l’apothéose de la densité.
Philippe Rosset
12 octobre 2023