Il eut l’honneur d’être le premier américain à diriger à la Scala de Milan en 1953 Médée de Cherubini avec Maria Callas (mise en scène par Margherita Wallmann)(2). West Side Story demeure sans doute, la comédie musicale la plus célèbre au monde qui se veut, scène après scène, la transposition « moderne » et précise (dans le quartier du West Side de New-York), du drame de Shakespeare Roméo et Juliette.
Vraisemblablement Leonard Bernstein a été également inspiré par Street Scene opéra de Kurt Weill – d’après la pièce de théâtre d'Elmer Rice – avec ses scènes de rues devant un immeuble d'habitation dans un quartier de l'East Side où s'inscrivent également des tensions entre immigrés assorties d’une conclusion pessimiste sur les difficultés du « vivre ensemble ».
Comment ne pas rappeler que la conception de West Side Story résulte – avec Leonard Bernstein pour la partition – de la conjonction de trois autres génies ? Le chorégraphe Jerome Robbins qui en est l’initiateur (danseur soliste à l'American Ballet Theatre et chorégraphe du New York City Ballet), Arthur Laurents librettiste (à qui l’on doit au cinéma : Bonjour tristesse, Nos plus belles années, Le Tournant de la vie, Anastasia) et pour les lyrics Stephen Sondheim par ailleurs l’un des plus éminents compositeurs de la deuxième partie du 20e siècle (Company, Follies, A Little Night music, Sweeney Todd, Into the Woods).
Par l’ampleur de la salle comme du plateau, le Grimaldi Forum s’avère le lieu idéal pour accueillir nombre de comédies musicales et on peut rappeler à cette occasion quelques titres qui on fait les beaux soirs des amateurs du genre : Grease (2006), Mamma Mia ! (2008), Fame (2010), Chicago (2012), Cats (2014), The Bodyguard (2016) dans leur version originale. West Side Story avait déjà fait escale à Monaco en juillet 2013 dans une mise en scène de Joey McKneely.
La production de West Side Story (avec un sous titre opportunément choisi « Two gangs, one love ») proposée au Grimaldi Forum et qui fait actuellement l’objet d’une tournée internationale en Asie et en Europe a déjà réuni trois millions de spectateurs dans 28 pays. Applaudie entre autres, à l’Opéra de Dubaï, au Semperoper de Dresde, au Sadler’s Wells de Londres, au Festival de Baden Baden, à Munich, Zurich, Vienne… elle sera affichée au Théâtre du Châtelet de Paris du 20 octobre au 31 décembre 2023.(3)
L’acteur (4)et écrivain américain Lonny Price qui signe la mise en scène, gravitant principalement dans le monde du théâtre musical, est surtout connu dans le cadre de son travail de réalisateur new-yorkais, notamment pour Sweeney Todd avec Emma Thompson, Sunset Boulevard avec Glenn Close ou encore Company de Sondheim. Le retour de ce musical-culte met en vedette la chorégraphie originale de Jerome Robbins. « West Side Story existe depuis de nombreuses décennies parce qu'il parle de ce qu'il y a d'humain en chacun de nous : le pouvoir de l'amour » a déclaré le réalisateur Lonny Price.
La scénographie (Anna Louizos) a été opportunément réalisée pour une tournée puisque, sans utiliser tout l’espace scénique d’un très grand plateau comme celui du Grimaldi Forum, elle se veut essentiellement centrée sur un décor tournant et des panneaux qui s’ouvrent et se ferment autour d’un bâtiment. Cette structure mobile permet de représenter tour à tour une place, des rues du quartier du West Side (on pense notamment au trajet accompli par Tony à sa sortie du bal pour retrouver Maria dans sa demeure au cours duquel les éléments se déplacent, au fur et à mesure de sa marche, pour former les rues qu’il traverse), l’extérieur et l’intérieur du drugstore de Doc, le magasin de vêtements ou encore l’appartement de Maria avec sa chambre au premier étage, sans oublier, au pied d’une structure métallique, le terrain vague où s’affrontent, dans la légendaire bagarre, les Sharks et les Jets. Un immense drapeau américain en lamelles de tissu constitue l’arrière pan entier de la salle de bal, berceau des amours de Maria et Tony, tandis que l’encoignure d’un immeuble qui s’avance, avec effet de travelling, permet au couple d’exalter en « gros plan » ses sentiments dans le duo « Tonight ». Au lointain, un décor gris et noir offre une vision en contrebas du quartier de New-York.
Le propos de ce West Side Story est de reprendre, dans les grandes lignes, la version originale de 1957 (5) et surtout la chorégraphie telle qu'imaginée à la création par Jerome Robbins. Le spectacle, déjà à l'affiche dans nombre de villes à l’étranger mais aussi en France, permet d'admirer une représentation parfaitement huilée et réglée au millimètre sans aucun temps mort d’autant que le processus scénique, toujours en mouvement avec une grande fluidité, lui confère de manière permanente une tournure cinématographique. Soulignons le traitement aussi précis que somptueux du son (Tom Marshall) et la suggestive utilisation de la lumière (Fabrice Kebour).
Comme dans les productions que l’on peut voir dans les pays anglo-américains, tous les interprètes sont dotés de voix attractives qui savent mêler adroitement toutes les contingences de la partition de Bernstein : des élans lyriques poussés parfois jusqu’à l’incandescence du vérisme (dans le duo Maria / Anita « I Have a Love ») aux accents du jazz, jusqu’à l’atonalité, en passant par le latino-américain sans se départir du style spécifique du « musical ». Mais ces chanteurs-comédiens doivent en outre se doubler de remarquables danseurs, obligation sine qua non pour satisfaire aux impératifs de virtuosité chorégraphique de cet ouvrage dans la version quasi immuable de Jerome Robbins ici reprise avec une scrupuleuse fidélité par Julio Monge (lequel a été consultant pour le film de Steven Spielberg).
Jadon Webster, remarquable et séduisant Tony, combine une voix puissante dotée de la faculté d’exprimer toutes les nuances assignées par la partition (notamment dans sa rêverie initiale « Something's Coming ») à l’aide d’un phrasé sachant alterner adroitement puissance et suavité. Melanie Sierra, nantie d’une pure fraîcheur vocale, parvient avec autant de sensibilité que de talent à maîtriser l’évolution du personnage de Maria tout d’abord adolescente rieuse et insouciante, puis jeune fille amoureuse, enfin femme meurtrie et déchirée dans une scène finale particulièrement poignante. Kyra Sorce brûle les planches dans une Anita passionnée. Taylor Harley (Riff) incarne un chef de bande charismatique et les autres protagonistes – à l'instar de toute la troupe – s’illustrent dans une énergie insolente comme dans une virtuosité prodigieuse.
Car toute la distribution se situe, avec autant de brio, à un niveau identique : celui de l’excellence, permettant de faire de cette tragédie musicale où s’opposent deux bandes rivales, au sein des quartiers pauvres de New York à la fin des années 50, un moment bouleversant. (6)
Suivant la meilleure des traditions, ce West Side Story jouit d’un merveilleux orchestre de plus de 20 musiciens, sous la baguette experte de Grant Sturiale, évidement indispensable pour rendre justice à la partition de Leonard Bernstein qu’il suffit d’écouter avec attention pour immédiatement la classer parmi les joyaux lyriques du 20ème siècle. Absolument rien évidemment de commun avec les prétendues comédies musicales que l’on fabrique aujourd’hui au kilomètre, avec une musique qui sitôt écrite est immédiatement oubliée (d’où la multiplicité de spectacles indigents qui apparaissent pour quelques semaines – au mieux quelques mois – pour disparaître aussitôt). West Side Story au contraire, demeure, après sa création en 1957 et jusqu’à ce jour, un chef-d’œuvre gravé pour l’éternité qui dégage toujours autant de force et la même profonde émotion, raison pour laquelle son succès dans le monde se poursuit de manière ininterrompue (en France il n’a cessé d’être représenté maintes fois à Paris comme en province. Il en va de même en Principauté de Monaco).
Christian Jarniat
14 octobre 2023
(1) A Quiet Place : Création en France récente à l’Opéra de Paris en mars 2022.
(2) Il retourna à la Scala de Milan deux ans plus tard (1955) toujours pour y diriger Maria Callas et cette fois-ci dans La Sonnambula mise en scène par Luchino Visconti.
(3) Cette production propose un surtitrage en français.
(4) En tant qu'acteur, Lonny Price est connu pour sa création du rôle de Neil Kellerman dans le film Dirty Dancing (1987).
(5) La version proposée est plus proche du film réalisé en 1961 par Robert Wise que celui de Steven Spielberg sorti en 2021 qui a sa propre particularité dans le processus d’adaptation et qui entend traiter West Side Story avec des préoccupations plus contemporaines.
(6) Les thèmes développés dans le scénario de West Side Story demeurent pour la plupart d’une brûlante actualité.
Distribution :
Mise en scène : Lonny Price
Supervision musicale et direction d’orchestre : Grant Sturiale
Chorégraphie : Julio Monge
Décors : Anna Louizos
Costumes : Alejo Vietti
Lumières : Fabrice Kebour
Design sonore : Tom Marshall
Tony : Jadon Webster
Maria : Melanie Sierra
Anita : Kyra Sorce
Bernardo : Antony Sanchez
Riff : Taylor Harley
Doc : Darren Matthias
Lieutenant Schrank : Bret Tuomi
Officier Krupke : Erik Gratton
