L’agitation ayant entouré, au cours de l’été 2023, certain geste du chef d’orchestre Sir John Eliot Gardiner n’est pas un phénomène isolé. L’histoire de la musique a connu et connaît toujours des pugilats publics ou privés. Une promenade avec Gesualdo, Stravinsky, Schönberg, Wagner et Otto Klemperer passant – entre autres – par Bayreuth et Genève, où le pianiste français Stéphane Blet a eu une mort violente début 2022.
Cet été, les violences dépeintes par Hector Berlioz dans sa gigantesque fresque des Troyens ont été accompagnées – à La Côte-Saint-André – par un geste inhabituel du célèbre chef d’orchestre britannique Sir John Eliot Gardiner. Il a souffleté l’un des chanteurs engagés pour la circonstance.1 L’incident a suscité un retentissement international, déchaînant une profusion de commentaires et de réactions. En vérité, la musique et ceux qui la font n’ont pas vocation per se de contribuer à l’entreprise chimérique que serait l’adoucissement des mœurs. Certains d’entre nous se souviennent encore des coups échangés – en septembre 1987 – par deux journalistes de Libération au sujet du 10ème anniversaire de la mort de Maria Callas (1923-1977). L’un adorait la Callas ; l’autre lui préférait manifestement Renata Tebaldi (1922-2004).
Puisqu’il est ici question d’artistes lyriques, on ne saurait passer sous silence l’altercation s’étant produite – durant une répétition de Parsifal à Bayreuth en 2004 – entre le ténor Endrik Wottrich (1964-2017) et le metteur en scène Christoph Schlingensief (1960-2010). Le premier, devenu un adepte forcené de la musculation, menaça le second de voies de faits parce qu’il condamnait sa vision de l’ouvrage de Richard Wagner. Depuis 1951, année de la réouverture du festival, Bayreuth a connu nombre de violences symboliques et physiques avant, pendant et après les représentations. Il fallut, si l’on revient à Wottrich et à Schlingensief, séparer les belligérants. Cette affaire prouve – en tout cas – que la pratique artistique ne libère pas des pulsions susceptibles de prendre une tournure aiguë. Les membres de l’Orchestre philharmonique de Berlin en firent l’expérience à partir du printemps 1933. L’un d’eux, un nazi convaincu, se présentait aux répétitions en uniforme de la SA.2 On l’avait surnommé « le chien assoiffé de sang ».3 Cet homme appartenait à des groupes dont l’activité consistait à traquer les militants de la Gauche allemande, à les frapper voire à les tuer le cas échéant.
En raison des liens avérés de Richard Wagner avec les courants antisémites de son temps et du sort fait aux Juifs par le 3ème Reich, le seul énoncé de son nom constitue – depuis 1948 – des crispations à tout le moins compréhensibles en Israël. Ses œuvres y sont interdites d’exécution. Passionné de musique allemande, le Dr Jonathan Livny – un avocat de Jérusalem – s’est pourtant mis en tête de fonder l’Israël Richard Wagner Society au début des années 2010. Il a également voulu organiser un concert de premier plan à Tel-Aviv. Mal lui en a pris. Il a fait l’objet d’injures publiques, d’attaques dans la presse, de lettres anonymes, d’avertissements insultants et de menaces de mort. Ces dernières résultaient peut-être de proches des derniers survivants de la Shoah. Elles n’ont pas empêché le Dr Livny, dont la famille était originaire des environs de Francfort, de se livrer à un baroud d’honneur : « Les Israéliens ont aujourd’hui des machines à laver, des voitures et des sous-marins de fabrication allemande. Je ne vois pas pourquoi, dès lors, un musicien de l’envergure de Richard Wagner n’a pas le droit d’entrer au programmes des concerts et des manifestations d’art lyrique ! »
Le monde des compositeurs a eu un meurtrier en la personne de l’Italien Carlo Gesualdo (1566-1613), auteur de célèbres livres de Madrigaux. Il abattit son épouse et l’amant de celle-ci. Bien plus récemment, la mort mystérieuse – survenue à Genève – du pianiste Stéphane Blet (1969-2022) fut la conclusion tragique d’un destin lamentable. Spécialiste de Liszt, ancien assistant de Vladimir Horowitz et protégé de Byron Janis, le virtuose français menait une double vie. D’une part, il donnait des concerts. D’autre part, il se déployait parmi des cercles antisionistes et ouvertement racistes. Il fut, d’ailleurs, condamné pour incitation à la haine en 2017 et dégradé de l’Ordre des Arts et Lettres. Aujourd’hui, Stéphane Blet est entouré d’une légende noire. Il aura, en dépit de son talent et d’une mission artistique qu’il prenait très au sérieux montré – peut-être à son insu – que des positions idéologiques à tout le moins violentes cohabitent parfois avec des comportements aux apparences lénifiantes.
Rassemblés dans une salle d’opéra ou de concert, des individus peuvent susciter des désordres indéniables. On l’observe devant certaines réactions se produisant – à la Scala de Milan – au cours de représentations lyriques. Sous ce rapport, l’année 1913 fut marquée par deux tumultes. Le 29 mai, la création mondiale du Sacre du printemps, ballet d’Igor Stravinsky appelé à connaître l’immortalité mit le feu dans la salle du Théâtre des Champs-Élysées. Des dames s’évanouirent, des spectateurs en vinrent aux mains. La modernité de la partition était insupportable à un certain nombre d’auditeurs. Une caricature montra même un professeur d’harmonie couché sur une civière et devant être ramené à son domicile. Comme le raconta à la télévision des décennies après, Jean Cocteau, « des spectateurs montaient sur leurs fauteuils pour clamer des injures ». La police dut intervenir en pleine représentation. Le spectacle ne se déroulait pas seulement sur la scène.
Le 31 mars de la même année 1913, un concert dirigé par Arnold Schönberg au Musikverein de Vienne avait constitué un autre scandale international majeur. Le programme, composé d’œuvres expressionnistes et représentatives de la seconde École de Vienne, mit le feu aux poudres. Les auditeurs, exaspérés par les pages de Webern, Zemlinsky et Berg prévues ce jour-là, se livrèrent à de réelles attaques. Il fut aussi impossible d’exécuter les Kindertotenlieder de Mahler. Bien que se trouvant au pupitre, Schönberg fut attaqué par des auditeurs montés sur scène. Il se vit giflé par l’un d’eux. L’affaire déchaîna la presse durant des semaines. Un épilogue judiciaire suivit le concert. Des condamnations furent prononcées. Le compositeur d’opérettes Oscar Straus (1870-1954), ennemi invétéré de Schönberg, déposa à la barre. Il déclara que le bruit des soufflets « fut encore le plus mélodieux de ce qu’on eut à entendre ce soir-là ». Le Skandalkonzert viennois démontra la variété des goûts humains. Il poursuivit les démêlés violents qui, dans le Paris des années 1880, avaient été provoqués par l’exécution de plusieurs partitions majeures signées Richard Wagner.
Si l’on reste dans la capitale française, on notera que l’intensité des débats esthétiques y fit que certaines exécutions d’autres œuvres inédites ne s’y déroulèrent pas dans le calme nécessaire. En 1945, la création mondiale des Trois petites liturgies de la présence divine signées Olivier Messiaen (1908-1992) suscita des hurlements parmi le public. La pianiste Yvonne Loriod (1924-2010) et le chef d’orchestre Roger Désormière (1898-1963) furent conspués. Le compositeur se vit insulté. Ses détracteurs agitèrent des crécelles tout en imitant des aboiements. Certains d’entre eux se rendirent – en 1954 – au Théâtre des Champs-Élysées pour la première audition de Déserts d’Edgard Varèse (1883-1965). Retransmise à la radio, elle permit d’entendre les invectives adressées à l’Allemand Hermann Scherchen (1891-1966), chargé de diriger l’œuvre. L’un criait que Scherchen devait être fusillé. Des conspirateurs déchaînés lui lançaient les mots « Dominici de la musique », par association avec Gaston Dominici (1877-1965), condamné pour triple homicide cette même année 1954. Mais un nommé Pierre Boulez (1925-2016), évidemment présent, faillit agresser les perturbateurs en utilisant des moyens physiques.
Qu’il s’agisse de Désormière ou de Scherchen, les attaques s’adressaient à des interprètes, donc à des médiateurs entre les compositeurs et leurs auditeurs. Être chef d’orchestre ne prive pas d’avoir un comportement violent. On l’a vu avec Sir John Eliot Gardiner. Un pareil comportement valut aussi à l’illustre Otto Klemperer (1885-1973) de connaître une garde à vue de vingt-six heures, en avril 1941, dans un commissariat new-yorkais. En 1912, Klemperer avait été démis de ses fonctions à l’Opéra de Hambourg pour avoir interrompu une représentation de Lohengrin. Venu assister à celle-ci, le mari de l’une de ses maîtresses se jeta sur lui et le frappa à l’aide d’un fouet. Klemperer se tourna, du pupitre, vers le public en criant : « Il me bat, parce que je suis l’amant de sa femme. » Ni la musique, ni les musiciens n’adoucissent les mœurs.
Dr. Philippe Olivier
20 octobre 2023
1Depuis, l’irascible maestro aura annulé tous ses engagements jusqu’à la fin de l’année. Il aura également déclaré se trouver entre les mains d’un psychothérapeute.
2 La SA – abréviation de Sturmabteilung ou section d’assaut – était une organisation paramilitaire du Parti national-socialiste (NSDAP). Elle participa, en 1934, à l’opération sanglante de la nuit des Longs Couteaux.
3 En allemand : Bluthund.