Un parcours discographique, rempli de surprises, parmi la musique lituanienne écrite entre la fin du 19ème siècle et aujourd’hui. Une découverte multicolore de compositrices et de compositeurs – encore peu connus en France – dont diverses œuvres utilisent la voix humaine.
Les événements libérateurs de 1989 parmi les pays baltes – l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie – jusqu’alors sous le joug soviétique se sont déroulés dans le cadre de ce que les historiens nomment « la révolution chantante ». Habituées à la pratique de l’art choral à un niveau élevé, les populations de ces nations ont utilisé la musique vocale pour s’affirmer dans leur chemin vers la démocratie. La même pratique est un phénomène ancien. Ainsi, la Lituanie a été touchée très tôt par la Réforme luthérienne et s’est mise à cultiver plus tard la musique chorale sacrée de Schütz ou de Bach.
En 1878, le Tchèque Antonin Dvorak a utilisé des textes folkloriques lituaniens lors de l’écriture de ses Cinq Chœurs pour voix d’hommes a cappella opus 27. Ces pages comportent aussi la citation d’un thème populaire lituanien, repris ensuite par Igor Stravinsky dans Le Sacre du printemps. Une pareille continuité apparaît au fil des œuvres des compositeurs lituaniens. Bronius Kutavicius (1932-2021), l’un d’eux, avait requis la chanteuse folklorique Veronika Povilioniene (*1946) au moment de l’enregistrement de ses Dzukian Variations avec l’Orchestre de chambre de Lituanie pour en interpréter l’incipit.1
Quelles sont les caractéristiques de la musique savante lituanienne ? Sa filiation avec le chant populaire, autant que l’influence – en raison d’une histoire mouvementée – des écoles polonaise et russe. Deux figures majeures se dégagent. D’abord Mikalojus Ciurlionis (1875-1911), le Richard Strauss des pays baltes, également connu comme peintre.2 Auteur de poèmes symphoniques de premier ordre, Ciurlionis se trouve désormais apprécié des orchestres anglo-saxons et baltes. Ils enregistrent ses œuvres.3 Quant aux œuvres vocales de Ciurlionis – un opéra, une cantate et des pages chorales de musique sacrée –, elles mériteraient pleinement de réapparaître. L’autre personnalité remarquable est le pianiste-compositeur Vytautas Bacevicius (1905-1970), ayant vécu à Paris avant d’émigrer outre Atlantique où il connut nombre de déceptions amères. Héritier de Scriabine, de Prokofiev, de Stravinsky et de Debussy, il aura su forger un langage personnel dont la découverte est loin de susciter l’indifférence chez les auditeurs.4 Elle m’a enchanté et permis d’entrer au cœur d’un univers n’ayant rien de commun avec la production de Leopold Godowski (1870-1938), fameux pianiste virtuose d’origine lituanienne ayant fasciné le public américain.
La chape de plomb soviétique ayant recouvert la Lituanie six décennies durant fut fatale à Ciurlionis. Grand-prêtre stalinien de la répression menée contre les milieux culturels, Andreï Jdanov (1896-1948) le condamna comme incarnation de « la bourgeoisie révisionniste ».5 Les compositeurs se virent mis en coupe réglée. Eduardas Balsys (1919-1984) dut étudier au Conservatoire de Léningrad (Saint-Pétersbourg). Il devint plus tard président de l’Union des compositeurs et musicologues lituaniens, organisation servile aux ordres de Moscou.6 Balsys vécut le temps des amères souffrances infligées à ses compatriotes. Elles suscitèrent – entre autres – en 1972 l’immolation par le feu de Romas Kalanta, un étudiant de Kaunas. La presse occidentale en fit état.7
Trois décennies après la mort de Balsys, l’ouverture de la Lituanie au monde extérieur a suscité l’émergence de créateurs dont les options esthétiques le révulseraient. En outre, des femmes – présentes mais très rares parmi les compositeurs soviétiques – acquièrent une notoriété indéniable. Tel est le cas de Zibuokle Martinaityte (*1973). Ayant vécu une décennie à New-York, elle subit manifestement une forte influence des minimalistes américains Phil Glass ou Steve Reich.8
Une autre compositrice lituanienne de la jeune génération se nomme Juste Janulyte (*1982). Cette femme séduisante est désormais en vogue. Elle siège au conseil musical de la Fondation Pierre de Monaco. Ses œuvres se voient publiées chez Salabert, maison ayant pignon sur rue. Attirée par le chant liturgique slave, Janulyte se délecte de pédales harmoniques sans fin confiées à des voix masculines dans Here at the quiet limit of the world, soutenu par un orchestre de chambre.9
La tradition de la musique sacrée luthérienne et la figure gigantesque de Bach guident aussi l’itinéraire créatif d’Algirdas Martinaitis (*1950). Sa connaissance des cantates d’église et des massifs instrumentaux laissés par le Cantor de Saint-Thomas de Leipzig imprègne son Concerto pour ténor, flûte, hautbois, clavecin et cordes.10 Ici, Martinaitis réalise le tour de force de se livrer à des pastiches tout en exprimant sa personnalité. La partie de ténor soliste de l’œuvre, confiée au brésilien Giovanni da Silva, est d’une virtuosité absolue. Le texte chanté se trouve tiré de l’Apocalypse de Jean. Fragment : « Un […] signe apparut dans le ciel, un grand dragon rouge feu, avec sept têtes et dix cornes. » Cette figure complexe reflète la variété des courants traversant la musique contemporaine lituanienne. La France n’a pas grand-chose à lui envier.
Dr. Philippe Olivier
27 octobre 2023
1 Telos Music TLS 221.
2 Une exposition Ciurlionis fut présentée en 2000 et 2001 au Musée d’Orsay. L’artiste considérait ses tableaux comme des « sonates peintes ».
3 Ondine ODE 1344-2. Ce producteur implanté à Helsinki a édité une ouverture et deux des poèmes symphoniques de Ciurlionis dans l’exécution superbe de l’Orchestre symphonique national de Lituanie conduit par Modestas Pitrenas (*1974), son directeur musical.
4 Toccata Classics TOCC 0328. La maison londonienne a publié deux volumes consacrés aux œuvres pour piano seul de Bacevicius. Elles sont exécutées par Gabrielius Alekna.
5 La réhabilitation de Ciurlionis résulta du combat acharné du musicologue Vytautas Landsbergis (*1932) en sa faveur. Landsbergis fut, entre 1990 et 1992, le premier président de la République lituanienne indépendante.
6 L’annexion – entre 1940 et 1990 – de la Lituanie à l’Union Soviétique fut une période de répression violente de toute affirmation de la culture nationale. La prison du KGB à Vilnius acquit alors une terrifiante notoriété. Des centaines de Lituaniens furent envoyés dans les camps sibériens du Goulag. Quant au compositeur catholique Vytautas Miškinis (*1954), il se vit contraint d’attendre 1990 pour que ses partitions de musique sacrée aient le droit d’être exécutées. Miškinis est l’auteur de quatorze messes et de près de deux cents motets.
7 Le sacrifice tragique de Romas Kalanta a inspiré au compositeur Kipras Masanauskas (*1970) l’opéra-rock 1972. Il a été donné en création mondiale pour la célébration du cinquantième anniversaire de la mort de Kalanta.
8 Ces caractéristiques sont évidentes dans Saudade, un CD monographique enregistré sous la direction de la cheffe d’orchestre lituanienne Giedre Slekyte (*1989). Référence : Ondine ODE 1386-2.
9Cette partition se trouve intégrée à Baltic Contrasts, un CD rassemblant des œuvres de trois compositeurs actuels de cette zone géographique. Elle permet d’apprécier la qualité du Chœur national d’hommes d’Estonie. Fondé en 1944 et composé de chanteurs professionnels, il collabore de manière régulière avec l’excellent chef d’orchestre Paavo Järvi (*1962). Le CD Baltic Contrasts est publié chez Soond sous la référence SND 23003.