À une époque pas si lointaine, jouer en France les opéras de ce grand compositeur tchèque relevait de l’exploit. Un tournant fut pris à l’aube des années 1980, où les représentations s’intensifièrent dans l’hexagone. Depuis, presque tous les titres d’un catalogue lyrique riche de neuf entrées auront été proposés. Pour ce qui concerne Lyon en particulier, Jenůfa connut tout naturellement les honneurs d’ouvrir le feu dès 1974, sous le règne de Louis Erlo, suivie par Les Voyages de Monsieur Brouček en 1986. Ensuite, il fallut attendre l’an 2000 – durant la tant regrettée et idéale direction d’Alain Durel – pour entendre glapir La Petite Renarde rusée.
La production connaît une reprise en 2013, sous le pontificat de Serge Dorny qui, entretemps, franchit un pas courageux, avec un festival proposant derechef Jenůfa, entourée des créations locales de L’Affaire Makropoulos et Káťa Kabanová. Début 2019, le même directeur affichait enfin De la maison des morts entre Saône et Rhône. Au bout du compte, seuls Šárka, Le Début d’une romance et Osud [Le Destin] manquent à l’appel dans la capitale des Gaules.
Un affaiblissement des ressorts dramaturgiques originaux
Contextualisons bien les choses : parmi les créations majeures de Janáček, la présente Káťa Kabanová n’est pas l’œuvre la plus immédiatement accessible et ne se livre pas facilement au néophyte. N’étalant, en atouts, ni la spontanéité de Jenůfa, ni l’humour grinçant qui ponctue régulièrement Les Voyages de Monsieur Brouček, ni le charme poétique panthéiste irrésistible de La Petite Renarde rusée, ni la fascinante dimension fantastique de L’Affaire Makropoulos, il n’y a guère que De la maison des morts pour la surpasser en rudesse. Partant de ce constat, auquel on ajoute une syntaxe musicale complexe, l’on saisit combien la réalisation visuelle aura pour devoir d’aider les spectateurs à entrer dans le propos.
Inspiré de la pièce L’Orage d’Alexander Ostrovski, le livret met – normalement – en scène les bassesses intimes, turpitudes et autres secrets de famille d’une bourgeoisie d’affaires fortunée, classe ascendante nantie grâce à l’industrialisation progressive de la Russie au milieu du XIXème siècle. Partant du modèle de Tolstoï et précédant Anton Tchékhov, le propos d’Ostrovski s’inscrit sournoisement dans une démarche de dénonciation implicite de ce phénomène de société historiquement avéré.
Par conséquent, la monomanie de la transposition qui frappe aujourd’hui la quasi-totalité des scènes lyriques doit se montrer très prudente en l’espèce. Or, si Barbara Wysocka ne déroge pas à cette règle néo-académique, elle aurait pu convaincre en demeurant cohérente. Par exemple : en plaçant l’action dans la Russie d’après la dissolution de l’URSS, où maints profiteurs astucieux se bâtirent rapidement une fortune à côté d’une majorité de défavorisés et d’exclus. En fin de compte, ses choix laissent perplexe. La scénographe polonaise choisit de situer l’action à une époque qui pourrait être celle de la fin du stalinisme. Encore faut-il le supputer car, dans son court texte du programme de salle, rien n’est explicité question temps ou espace, alors que les costumes n’ont vraiment rien d’intemporel, restant obstinément ancrés dans la seconde moitié du XXème siècle. Surgit subséquemment un obstacle majeur, qui contribue à un affaiblissement des ressorts dramaturgiques originaux : elle nous montre un milieu social assez uniformément démuni, pouvant évoquer les citoyens soviétiques d’après-guerre. Les membres de la famille des Kabanov vivent comme tous les autres dans un bâtiment inachevé, en béton brut de décoffrage, dont les appartements sont visibles en coupe, avec une cage d’escalier sinistrement éclairée au néon en son centre.
Outre que ce décor fixe et unique lasse rapidement, plus rien ne subsiste dans ce qui contribue à justifier chez l’héroïne sa posture d’Emma Bovary slave ; femme mariée appartenant à une classe possédante fortunée, à qui il ne manque que… l’Amour. Gênant aussi, se révèle le fait de la transformer en gamine immature (elle et Varvara ressemblent par trop à des lycéennes attardées). Tout du moins, on sait gré à Barbara Wysocka de respecter la trame, sans chercher à raconter une autre histoire. Ce nonobstant, la mécanique inexorable du contexte originel s’estompe, ce que d’éparses bonnes idées (par exemple : le flash-back initial) ne compensent pas. Ultime réserve relevant du plus élémentaire bon sens : le vain instant où Káťa s’agite debout dans le cadre d’une fenêtre (bien qu’assurée par un filin fort visible !) la met inutilement en danger et fait frémir d’anxiété, rappelant la mort tragique de Richard Versalle au MET de New York, en 19961.
Trois ténors très différenciés question sous-catégories de typologie vocale
Les dames étant à l’honneur dans cette production, la direction d’orchestre a été confiée à Elena Schwarz qui, techniquement probante, fait montre d’une inspiration inégale. Passons sur une texture incertaine du prélude et une introduction flottante, où les violons manquent d’unité et de liant. Ces problèmes de mise en place constituent fréquemment la rançon d’une soirée de première. En revanche, il faut atteindre l’Acte II pour qu’une tendance à la surexposition des cuivres et percussions laisse place à un équilibre enfin trouvé. Par contre, les bois sont constamment séduisants, méritant la palme instrumentale de la soirée. Trouvant graduellement ses marques, la Maestra helvetico-australienne parvient ensuite à une restitution soignée des pages impressionnistes ou chambristes les plus raffinées, tout en réussissant celles de violence ou les moments voluptueux. On lui rend grâce aussi de ne pas avoir substitué – imposture fréquente – un alto à la viole d’amour exigée dans la tablature (viole d’amour jouée méticuleusement par le philologique Gabriel Defever). Au bilan, on loue la haute tenue de la phalange, d’autant plus que – notable épreuve d’endurance – l’œuvre est donnée d’une traite, sans aucun entracte (alors que Janáček admettait la seule suppression de celui situé entre les actes I et II). Mentionnons aussi la très efficiente prestation des chœurs, hélas fatalement réduits à la portion congrue dans une partition qui les sollicite si parcimonieusement.
Distribuer Káťa Kabanová côté voix solistes n’a rien d’une sinécure. Pourtant, l’on parvient ici presque au sans faute sur ce point. Louons d’abord sans réserve le travail des solistes du Lyon Opera Studio, tous irréprochables dans leurs incarnations de personnages secondaires : Giulia Scopelliti en Fekloucha, Robert Lewis (Un passant), avec une mention pour le baryton Pawel Trojak, sonore, souple, d’une belle désinvolture et riche de promesses en Kouliguine. Il en va de même pour les silhouettes confiées à Karine Motyka (Glacha) et Alexandra Guérinot (une femme du peuple), toutes deux consciencieuses artistes des chœurs.
La gestion des premiers plans se complique dans cet ouvrage, en particulier s’agissant des trois ténors qu’il requiert, très différenciés question sous-catégories de typologie vocale.
Les exigences linguistiques posant moult problèmes, le choix s’est curieusement porté sur un brelan de britanniques, au demeurant suffisamment corrects sur le plan idiomatique. Franc ténor lyrique, l’emploi de Boris Grigorievitch doit exhiber une assurance mâle alliée à une séduction du matériau, vertus indispensables à l’amant de l’héroïne. Adam Smith possède abondamment la première mais guère la seconde. Doté d’un volume imposant, son organe s’avère affecté d’une émission un tantinet engorgée et nasale. Dans le rôle de l’époux, Tikhon Kabanov, Oliver Johnston tient honorablement son ingrate partie. Bien que d’un gabarit plus modeste, il déploie une appréciable musicalité. Presque trop sain et sagement pur d’intonation, il manque seulement d’un soupçon d’imagination pour colorer ses répliques. Même si le compositeur n’impose pas ici un Spieltenor caricatural, la veulerie de ce protagoniste implique une caractérisation phonique plus nette. Incarnant avec brio le clairvoyant Vania Koudriach, Benjamin Hulett l’emporte aisément sur ses compatriotes : ténor demi-caractère parfaitement approprié à ce personnage positif et sagace, il offre un timbre splendide, une projection insolente et rayonnante, lui permettant de dominer sans efforts le casting masculin. Une révélation ! Espérons vivement qu’il soit réinvité céans.
Unique star consacrée du plateau, Sir Willard White campe un vieux Dikoï d’une présence exceptionnelle. Malgré un tchèque perfectible, sonnant parfois exotique, la participation coriace de cet immense artiste constitue un luxe dont on se délecte, tant son intensité scénique communicative inhérente aux grands chanteurs-acteurs inonde la scène. La gestion habile d’un matériau sur le déclin encore imposant convient opportunément à cette rocailleuse partie en clef de fa, dévolue à une basse de caractère.
Aucune restriction ne vient affecter une distribution féminine frisant la perfection absolue
À l’inverse de l’état des lieux hétérogène autant que disparate lestant l’affiche masculine, aucune restriction ne vient affecter une distribution féminine frisant la perfection absolue. Habituellement, les cantatrices auxquelles on confie Varvara (la fille adoptive des Kabanov et confidente de Káťa) sont transparentes. Rien de tel chez Ena Pongrac, mezzo-soprano lyrique peu corsé mais très fruité, dont le piquant vocal naturel se révèle irrésistible. Pétulante, brûlant les planches, elle conjugue un talent musical supérieur à une authentique présence scénique.
De l’impitoyable belle-mère Kabanicha, la contralto dramatique Natascha Petrinsky possède tout : la tessiture entièrement maîtrisée (avec un registre grave particulièrement éloquent, voire percutant), l’ascendant, le terrible, les inflexions haineuses, vipérines, vénéneuses, le métal tranchant, les duretés ingénieusement fabriquées à partir d’un matériau en bon état de conservation. Ces qualités pallient efficacement l’égarement visuel qui lui est imposé par les scénographes : en faire une femme trop irrésistiblement jeune… Voilà donc ce qui s’appelle avoir de la personnalité ! D’ailleurs, bien que venant après les trois interprètes majeures que votre serviteur eut le rare privilège d’admirer dans le rôle autrefois (Leonie Rysanek, Anja Silja et Kathryn Harries… excusez du peu !), le moins que l’on puisse dire est que Natascha Petrinsky ne pâlit en rien et se hisse même à leur niveau. Vous conviendrez qu’il nous est impossible, Madame, de former un meilleur compliment à l’égard de votre extraordinaire talent.
Terminons en beauté avec le rôle-titre, admirablement servi. Familiarisée avec Káťa, qu’elle a promenée sur plusieurs grandes scènes internationales, l’américaine Corinne Winters s’affirme de façon confondante. Irradiante, stylée, homogène dans ses trois registres (idéalement soudés), elle couvre sans la moindre peine l’écriture souvent ardue d’une étendue courant sur deux larges octaves, du si aigu au si bémol grave. Généreuse, ne chantant jamais à l’économie, son soprano lyrique spinto remarquablement charpenté présente toutes les caractéristiques potentielles d’un soprano grand-lyrique en devenir. Qu’elle nous permette néanmoins une incitation à la prudence : certains de ses choix récents d’adjonctions à son répertoire (notamment un emploi de Falcon comme Rachel dans La Juive de Halévy) ont de quoi inquiéter. Un peu plus de prudence ne serait pas de la pusillanimité. À cette condition, un avenir radieux s’ouvre pour une cantatrice farouchement impliquée, dotée d’un abattage scénique peu commun, à suivre de près. Nul ne s’étonne donc de la voir gagner à l’applaudimètre, en remportant une ovation frénétique – et plus que méritée ! – aux saluts.
Patrick FAVRE-TISSOT-BONVOISIN
28 Avril 2023.
1 Précisément, le ténor américain périt au début d’une représentation de… L’Affaire Makropoulos de Janáček… !