Après Bruckner, son disciple Mahler outrepassa les dimensions du maître quant aux formats géants dans le domaine symphonique. Même si la 8ème Symphonie “des mille” s’avère la plus lourde du point de vue des effectifs requis, la présente 3ème reste la plus longue sur les neuf achevées. Sans être excessivement difficile à réaliser techniquement parlant, ses autres exigences – en discipline ou sur l’endurance – font reculer plus d’un chef aguerri. Pourtant, sur le plan purement quantitatif du nombre d’auditions à Lyon, l’on s’étonne de la voir arriver en quatrième position, soit juste après les trois symphonies les plus populaires du compositeur autrichien : les 1ère, 4ème et 5ème. Fait d’autant plus troublant que son histoire dans la Capitale des Gaules demeure relativement récente ; sa création locale remontant seulement à 1992, sous la direction d’Eliahu Inbal. Après une parenthèse un peu longue, les reprises s’accélèrent, toutes également mémorables : Jun Märkl en 2008, Leonard Slatkin en 2012, puis David Zinman en 2017. La barre se trouve donc haut placée, ne rendant pas la tâche aisée à Nikolaj Szeps-Znaider1, surtout s’agissant de sa tentative princeps avec cette partition précise.
Une insolite sensation de décousu l’emporte sur l’indispensable fluidité du discours
Le gigantesque mouvement initial Kräftig. Entschieden [34’20’’]2 ne tarde pas à laisser entrevoir un déficit de pugnacité autant que de cohésion. L’annulation d’une première exécution l’avant-veille pour cause de troubles sociaux n’est sans doute pas étrangère à une forme pernicieuse de démotivation, aisément vérifiable sur le terrain. Ainsi, après un incipit franc et volontaire, un accroc parmi les cors inquiète subitement. Bientôt, l’on constate avec regret une mise en place fluctuante. À un équilibre sonore des masses plutôt réussi répond une homogénéité discutable des pupitres de cordes aiguës. Par la suite, le jeu des archets – souvent pris en flagrant délit de défaut d’alignement ! – trahira une préparation insuffisante. Quelque chose ne fonctionne pas et pour mieux dire, l’on peine à entrer dans une œuvre pourtant si familière. Plus gênant : l’on ne parvient pas à être saisi, à l’instar de ce qui se produisit pour chacune des exécutions référencées ci-dessus, où chaque protagoniste s’impliquait comme si sa vie en dépendait. Tous les pupitres affichent certes une correcte présence mais une insolite impression de décousu l’emporte sur l’indispensable fluidité du discours. Fort heureusement, ces regrettables sensations s’estompent à partir de la réexposition. Une louable montée en puissance s’installe, toutefois davantage assise sur la vaillance des interprètes que sur une inspiration, à vrai dire, peu tangible…
Quand bien même l’alchimie ne prend pas encore, le 2ème mouvement Tempo di menuetto – Sehr mäßig [10’] convient perceptiblement davantage au chef. Trouvant plus commodément ses marques, il fait dans la dentelle, soignant les délicatesses d’une écriture ô combien subtile. L’adéquation croissante se confirme notamment dans cette façon toute particulière de faire respirer la phase mahlérienne, avec des violons 1 et 2 d’une coloration louablement viennoise, des altos d’un charme suave et une articulation globale bien définie.
Ces qualités se confirment dans le 3ème mouvement Comodo. Scherzando. Ohne Hast [17’28’’]. Félicitons ces bois idiomatiques, aériens, foncièrement évocateurs du propos conçu par le compositeur. Les cuivres vont désormais bon train, avec détermination. L’épisode du cor de postillon en coulisses (placé côté Cour), instaure un climat poétique ineffable, avec une restitution impeccable de cette périlleuse partie soliste par Christian Léger. En outre, la fort convaincante évocation de la Nature ne revêt pas l’allure anecdotique parfois déplorée, même sous d’augustes baguettes (ce que trahit, ponctuellement, la riche discographie de l’ouvrage).
Les forces en présence atteignent enfin le seuil d’implication exigé par une partition surhumaine
En dépit de sa brièveté, l’épisode capital du Lied « O Mensch ! Gib Acht ! » occupant le 4ème mouvement – Sehr langsam. Misterioso. Durchaus ppp [9’43’’] – atteint une émotion non feinte. Nous la devons autant à l’écrin instrumental propice obtenu par le chef qu’à l’intervention habitée de la mezzo-soprano Anaïk Morel. Habituée des prestations scéniques les plus démonstratives (notamment dans Bizet, Verdi ou Offenbach), cette cantatrice française en pleine ascension surprend agréablement, prouvant ses facultés d’adaptation à chaque répertoire abordé avec discernement. Témoignant d’une authentique sensibilité, sa prestation riche de nuances lui permet d’éclipser certaines de ses devancières un peu anecdotiques dans la présente œuvre. Tout en n’effaçant aucunement le souvenir de l’inapprochable Christa Ludwig (entendue céans avec Inbal !), elle s’inscrit dans sa noble filiation – en émoi suscité, sinon en largeur de spectre – ce que l’on n’osait seulement espérer.
La notion de volume sonore fait précisément débat dans le 5ème mouvement (Lustig in Tempo und keck im Ausdruck) [4’13’’]. Nikolaj Szeps-Znaider en exige moins que ses devanciers, que ce soit de la Maîtrise de l’Opéra de Lyon guidée par Caroline MacPhie ou des chœurs féminins, pourtant méticuleusement préparés par Nicole Corti et Clara Baget. En dépit de ce parti pris inattendu, d’un tonus améliorable, l’envoûtement finit par s’imposer.
Toute réserve disparaît avec l’amplE Langsam. Ruhevoll. Empfunden conclusif [21’54’’], où les forces en présence atteignent enfin le seuil d’implication – autant que d’abnégation – exigé par une partition surhumaine. Le maestro l’entame avec une notable retenue, alliée à un art consommé du phrasé, typique des conceptions réfléchies qui portent loin et juste. Oubliées les précarités initiales. Tout, ici, traduit un authentique fini instrumental, un sens de la vaste architecture et du souffle, vertus indispensables pour l’édification d’une telle arche. S’appuyant sur des cordes capiteuses, des cuivres superlatifs (cors royaux, menés par Guillaume Tétu), des bois radieux (divine flûte solo de Jocelyn Aubrun), le chef nous installe sur un sommet digne du Voyageur sur la mer de nuages de Caspar David Friedrich. Il emporte l’auditoire dans une vision puissamment ressentie, une offrande de soi dotée d’un pouvoir suggestif supérieur. L’acmé engendre un impact physique propre à nouer la gorge de toute personne de bon entendement, avec des timbales réellement fabuleuses dans la conclusion.
Même si ce parcours inégal demeure perfectible et si le chef devra « sur le métier remettre son ouvrage » pour mûrir son rapport à cette immense partition, il nous laisse sur une note favorable. Gageons que sa prochaine tentative avec ce monument profitera de la présente expérience, achevée d’une si auguste façon qui nous amène à conclure positivement.
Décidément, en dépit des réserves énoncées ci-dessus, la 3ème Symphonie de Mahler n’aura jamais souffert de la médiocrité ou laissé indifférent avec l’O.N.L.
Patrick FAVRE-TISSOT-BONVOISIN
25 mars 2023
1 Actuel Directeur musical de l’Orchestre National de Lyon (O.N.L).
2 Pour nos lecteurs passionnés par l’épineuse question des durées d’exécution nous mentionnons, pour chaque mouvement, celles relevées par nos soins lors du présent concert. Les mahlériens fervents remarqueront que, sur ce plan très précis, Nikolaj Szeps-Znaider s’inscrit plutôt dans la filiation des gravures de Haitink ou Bernstein que dans l’esprit de celles, moins retenues, de Horenstein ou Kubelik.