Comme il est de tradition, le Grimaldi Forum accueille chaque mois de novembre l’Opéra de Monte-Carlo pour célébrer la fête nationale de la principauté en proposant un ouvrage lyrique. Cette année le choix de Jean-Louis Grinda s’est porté avec bonheur sur « Adriana Lecouvreur » et, pour l’occasion, l’ouvrage de Francesco Cilea, créé le 6 novembre 1902 et inspiré de la pièce d’Eugène Scribe et Ernest Legouvé (1849), a été monté avec un faste et des moyens qui ne peuvent que laisser enthousiaste et admiratif. Loin de certains errements liés à la mode empoisonnée du « regietheater », voici une production qui, dans sa splendeur esthétique, sert l’œuvre des librettistes et du compositeur alors qu’ailleurs nombre de metteurs en scène se complaisent d’abord et seulement à assouvir leurs fantasmes aussi scabreux qu’alambiqués. Ici le postulat essentiel consiste à utiliser pertinemment le personnage de Sarah Bernhardt, pour jouer celui d’Adrienne Lecouvreur laquelle avait été un siècle et demi auparavant, une tragédienne tout aussi adulée et excentrique que sa célèbre devancière. Les deux divas s’illustrèrent à la Comédie Française et révolutionnèrent, chacune à leur époque, l’art de la diction et de l’interprétation théâtrale. Il est d’ailleurs troublant de voir à quel point le personnage d’Adrienne Lecouvreur hanta Sarah Bernhardt qui, non seulement incarna la protagoniste de la pièce De Scribe et Legouvé en 1880, mais éprouva, en outre, sur le même sujet, le désir d’écrire un drame en 6 actes en 1907 et de signer le scénario d’un film muet réalisé en 1913 par Henri Desfontaines et Louis Mérianton. Lorsque l’on sait qu’elle fut de surcroît, en raison de sa notoriété, la «muse » choisie pour inaugurer en 1879 l’Opéra de Monte-Carlo on ne peut que comprendre et adhérer au propos des maîtres d’œuvre de ce magnifique spectacle.
Les amateurs d’art lyrique savent que souvent un metteur en scène adopte un parti pris à priori excitant mais qu’il s’avère parfois ensuite incapable de mener jusqu’à son terme. En la circonstance, la démarche du metteur en scène David Livermore (également concepteur des majestueux décors avec le studio Gio Forma) paraît cohérente de bout en bout et surtout en parfait accord avec le texte comme avec la musique. L’action est donc transposée au début du XXème au moment où éclate la guerre 1914-1918. Et c’est ainsi qu’à l’acte 2 on peut deviner, à travers les vitres du «pavillon d’amour» de la Duclos, des nuages de poussière et des flammes qui évoquent des combats dans le lointain tandis qu’ à l’acte 3 le palais du Prince de Bouillon sert de théâtre aux armées (fondé en 1746 … par le Maréchal de Saxe !) et la représentation qui y est donnée se fait en présence de malades et de blessés rappelant ainsi qu’à l’instar des sociétaires de la Comédie Française Sarah Bernhardt insista pour se produire au front. Enfin, on sait qu’à la fin de sa carrière ayant subi l’amputation d’une jambe elle jouait avec une prothèse. C’est ainsi qu’à l’acte 4, essayant, au sortir de son lit, d’utiliser maladroitement des béquilles elle s’effondre. Tout cela confère à l’œuvre une atmosphère et un climat d’une force dramatique intense qui, s’accorde à merveille avec la partition émouvante aux élans passionnées et séducteurs de Francesco Cilea. L’immensité du Grimaldi Forum est parfaitement occupée par d’impressionnants et somptueux décors qui représentent l’endroit et l’envers d’une scène de théâtre édifiée sur un plateau tournant lequel permet d’en visiter les moindres recoins. Cette scène devient à l’acte 2 un élément décoratif dans l’appartement ou la Duclos reçoit Maurice de Saxe. D’un bout à l’autre tout est toujours en un perpétuel mouvement car l’idée des concepteurs est non seulement de rendre hommage au théâtre et, à travers lui, à deux étoiles en une seule confondues (pour les besoins du film de 1913) mais également au cinéma d’où, au fil de l’action, cette multitude de plans sous divers angles magnifiés encore par les sublimes lumières signées Nicolas Bovey.
Les plus célèbres cantatrices fascinées par cette mythique Adrienne ont souhaité l’incarner sur scène ou l’enregistrer : de Mafalda Favero à Angela Gheorghiu en passant par Magda Olivero (légendaire) Renata Tebaldi, Montserrat Caballé ,Mirella Freni, Renata Scotto, Joan Sutherland… sans oublier la superbe Raina Kabaivanska et la frémissante Sylvia Sass qui, respectivement en 1978 et 1986, marquèrent les annales de l’Opéra de Monte-Carlo. Reprenant avec panache un rôle qui lui est familier, Barbara Frittoli utilise toute la palette de couleurs d’une voix maîtrisée pour nuancer les inflexions vocales qui doivent traduire les douceurs méditatives de son air d’entrée comme les élans amoureux à l’égard de Maurice de Saxe ou encore les imprécations vengeresses à l’encontre de sa rivale. Son charisme et sa beauté se doublent d’une sensibilité interprétative parfaitement mise en valeur par la direction d’acteur de Davide Livermore.
Pour Roberto Alagna, ce n’était pas davantage une première puisqu’il partageait déjà en 2012 l’affiche de cette œuvre au Théâtre Liceo de Barcelone avec précisément Barbara Frittoli. En grande forme lors de la générale, le ténor nous a rappelé ses mémorables prestations dans Paolo de « Francesca da Rimini » à l’Opéra Bastille (2011) ou encore dans Pinkerton de « Madama Butterfly » au Metropolitan Opera de New York (2016). La voix placée haut, le timbre rayonnant, l’articulation souveraine, les attaques franches et les subtiles mezza voce de « L’anima ho stanca » démontrent que ce Maurice de Saxe lui va comme un gant. A la deuxième représentation du 23 novembre, souffrant d’une laryngite aiguë, il sauve néanmoins avec courage la représentation et même si tous les ingrédients de la générale ne sont plus au rendez-vous la technique du chanteur fait passer l’essentiel. Quant à la dernière du 26 novembre, à nouveau en possession de tous ses moyens, le ténor galvanise la salle contribuant à faire de cette représentation la meilleure de la série, d’autant que les interprètes, au rang desquels l’impétueuse Princesse de Bouillon de Marianne Cornetti et l’attachant Michonnet d’Alberto Mastromarino, semblent tous en état de grâce.
Il faut rajouter à ces louanges mérités les fastueux costumes de Gianluca Falaschi qui sont un ineffable plaisir des yeux, le malicieux clin d’œil d’Eugénie Andrin (chorégraphie) à la venue de Diaghilev en principauté en 1913, la participation impressionnante du Chœur de l’Opéra de Monte-Carlo ainsi qu’à la tête de l’éblouissant Orchestre Philarmonique de l’Opéra de Monte-Carlo la direction électrisante et envoûtante de Maurizio Benini lequel s’inscrit dans la grande tradition des éminents spécialistes de la musique post-vériste à l’instar d’un chef tel que Gianandrea Gavazzeni qui était à la baguette de la production monégasque de 1978.
Christian Jarniat
23 novembre 2017