L’Opéra de Limoges a programmé à son tour La Sonnambula de Vincenzo Bellini, une coproduction entre huit théâtres français mettant à l’honneur les lauréats du 27e concours international de chant de Clermont-Ferrand. Le choix d’un ouvrage connu mais pas si souvent donné est heureux.
Si le Bel canto est le fait, dans ce style musical ou dans les genres qui l’incarnent, de considérer la beauté de la voix et du son comme une finalité, il est difficile de ne pas associer la partition et le livret de La Sonnambula aux interprètes qui ont chanté les rôles de l’ouvrage et plus particulièrement celui d’Amina. Il peut s’agir bien sûr de la créatrice Giuditta Pasta sur laquelle s’est épanché Stendhal, mais aussi de la longue lignée des spécialistes qui ont marqué l’emploi ou plus près de nous de Maria Callas, Renata Scotto, Joan Sutherland, puis en France Mady Mesplé ou Natalie Dessay. L’ouvrage repose en partie sur le chant, alors qu’à sa création en 1831 la vocalité post-rossinienne impose de nouveaux codes plus dramatiques qui ne sont pas uniquement belcantistes.
Amina traverse l’opéra en interprétant deux airs avec cabalette, trois duos avec ténor, plusieurs récitatifs accompagnés. Cette prééminence du chant s’inscrit dans le livret de Felice Romani, simple et linéaire. Gagnée à deux reprises par le somnambulisme Amina affronte les épreuves qui s’élèvent devant elle sans trop comprendre ce qui lui arrive, guidée par son amour qu’il s’accomplisse ou pas. Avoir croisé le chemin d’un séducteur, le comte Rodolfo, qu’elle ignore, n’a aucune portée pour elle. Elvino prend a tort l’état paranormal de sa fiancée, l’accuse d’infidélité avant de reconnaître son innocence.
Une dimension onirique
Même si un village suisse sert théoriquement de décor à l’intrigue, le sujet reste un peu irréel. On ne sait pas trop d’où viennent les personnages dans une histoire qui n’est ni datée, ni précisément située. C’est le thème du rêve qui est privilégié dans la mise en scène de Francesca Lattuada. Balisé par une ascension et une descente d’Amina le long d’un filin périlleux symbolisant l’échappée dans le rêve et le retour à la réalité, l’univers fantasmé ne laisse la place à aucun contexte concret. La scénographie épurée de Bruno Fatalot et de Christian Dubet est simple et néanmoins porteuse de sens. Dans le programme de salle pour Francesca Lattuada, la metteure en scène, qui en résume l’idée, « l’espace y prend forme sous la conduite du rêve lui-même. »
Voilà pourtant un spectacle qui ne fait appel ni à la vidéo ni aux projections et revient aux bases et aux principes essentiels du théâtre. Quelques éléments, rideaux, pans boisés, rampes de spots, arbres ou troncs, tapis, quelques capuchons impénétrables venus des Açores suggèrent le cadre de jeux étranges. Les interprètes du chœur tout autant que les solistes nous introduisent dans des cérémonies occultes, en vaticinant, tournant, ou même dansant à l’acte II lorsque Elvino renonce à Amina et retrouve brièvement Lisa.
Les personnages empruntent aux rêves par leurs costumes tous signifiants (signés également à Francesca Lattuada) : qu’il s’agisse du comte Rodolfo à la tenue hétéroclite, sortie de Disneyland, de Lisa que l’imposante robe rouge promeut en rivale carnassière d’Amina ; on verra passer également la mère décédée d’Elvino implorée par son fils de noire vêtue. La perruque rousse plutôt que l’anneau échangé sera arrachée par son fiancé à Amina, éloignant le geste de dépit de sa transfiguration visuelle et émotionnelle.
Le spectacle nous interroge sur la production du rêve, celui d’Amina qui par deux fois plonge étrangement dans le somnambulisme, la première fois répondant peut-être à l’immaturité de son fiancé, la seconde fois l’oubli du réel s’affichant comme une preuve définitive de l’innocence.
Ces scènes de somnambulisme attendues ne cèdent pas à l’acrobatie (la seconde est censée se dérouler à une hauteur respectable), mais révèle un monde intérieur ; Amina laisse à travers elle percevoir la catharsis qu’elle opère, mais aussi ce que la voix permet, on le verra, de sublimer quand l’émotion s’empare du personnage sans qu’il puisse y résister.
Mais le rêve est également perçu comme l’emprise d’un monde dont elle ne peut pas totalement s’abstraire : celui du monde villageois versatile (ne sachant pas ce qu’est le somnambulisme) et celui de Lisa, sa principale rivale, manipulatrice. Cette tension est illustrée par le maniement d’un certain nombre de symboles énigmatiques comme ceux laissant imaginer les reliefs d’un banquet ou l’irruption d’une contorsionniste (Lise Pauton), symbole d’onirisme.
Une fête du chant
Une fois n’est pas coutume, entrons dans cette dimension du chant en évoquant le travail du chœur de l’Opéra dont le rôle n’est pas mince dans La Sonnambula et qui, déjà très sollicité par la mise en scène, excelle dans les parties chantées. Sous la direction d’Arlinda Roux Majollari, il donne la puissance voulue mais aussi le côté incisif aux scènes théâtrales les plus intenses, mais, quand il le faut, il apporte la suavité des pianissimi. Il apparaît en parfaite osmose avec les solistes.
Plusieurs de ces derniers ont été recrutés parmi les lauréats du 27ème concours international de chant de Clermont-Ferrand.
C’est le cas de l’Amina de Julia Musychenko qui trouve le juste chemin entre la légèreté du rôle avec d’admirables tenues sur le souffle et une voix plus lyrique notamment mise à l’épreuve dans les duos avec Elvino. Non seulement très présente dans les ensembles, elle manie coloratures, trilles et couleurs dans ses airs propres, la cavatine de son entrée « Come per me sereno » et aussi dans la scène fameuse «Ah ! non credea mirarti ». Dans ce dernier numéro, un des plus beaux airs du répertoire, la voix longue, agile, à la densité poignante de la chanteuse met en valeur, les mélismes du somnambulisme, le désespoir amoureux, mais sans sans doute la promesse, par le regard récapitulatif du passé, d’un retournement.
Francesca Pia Vitale dotée d’une voix richement timbrée, égale sur tous les registres, bien projetée, ne met pas moins sa partie en relief. Ses deux airs seront très applaudis et sa participation dans le quatuor final ne passe pas inaperçue, introduisant au plan scénique une forme de romanesque bienvenu.
Auréolé de prix (mais non participant au concours de Clermont-Ferrand), familier sur les plus grandes scènes des rôles de Ferrando, du duc de Mantoue, Fenton, Tonio ou Ernesto, Marco Ciaponi dont la partie haute de la tessiture souple et éloquente donne le rayonnement voulu aux notes d’Elvino (avec des aigus éclatants), mais aussi au médium nourri, ne s’illustre pas moins dans la construction du personnage ; poétique au début puis plus dramatique quand il découvre ce qu’il croit être une trahison de sa fiancée et renoue avec Lisa.
Originaire du Bélarus, Aliaksey Birkus qu’on retrouve dans les rôles exigeants du Roi Marke, de Moïse (Moïse et Pharaon) ou Sir Giorgio (Les Puritains) déploie un timbre chaleureux et une ligne de chant ferme associée à un sens de la coloration dans Rodolfo ; notons que le personnage donne une utile leçon sur le consentement, bien loin des contre-exemples de sa descendance vocale italienne, comme celui par exemple d’un Scarpia, cruel et dépravé. Il est pertinent aussi bien dans les ensembles où son costume bariolé participe de son identification que dans son air très applaudi « Vi ravviso o luoghi ameni ».
Natalie Perez dote son personnage de Tereza fièrement et finement joué d’une très belle voix cuivrée de mezzo, tandis que Gianni Giuga dans Allesio fait montre d’évidentes qualités vocales de phrasé, avec un personnage bien campé.
On a souvent écrit un peu rapidement comme Émile Vuillermoz que l’orchestration de Bellini pouvait faire penser à « une grande guitare d’accompagnement » ; or outre que le chant est en intelligence avec les mots, la liberté de la vocalité du chant belcantiste ne saurait dédouaner l’orchestre de toute implication musicale. Pour mémoire Leonard Bernstein lors des mythiques représentations de La Sonnambula en 1955 avec Maria Callas avait réclamé à la Scala de Milan 18 séances de répétitions d’orchestre. La jeune cheffe d’orchestre Béatrice Venezi adopte dès l’introduction les tempi justes et entre dans l’univers du compositeur avec une science musicale et une attention au plateau qui donnent à l’opéra semiseria son véritable impact, sa séduction et sa couleur propre.
Des applaudissements nourris ont salué cette très bonne production.
Didier Roumilhac
7 avril 2023