La dernièrE Veuve joyeuse à l’Opéra de Nice remonte à septembre 2014 sous la direction musicale de Philippe Auguin et dans une mise en scène et chorégraphie de Serge Manguette (dans le cadre du Festival d’Opérette sous la houlette de Melcha Coder). Elle réunissait, pour le couple principal, deux artistes qui s’illustrent significativement dans le répertoire d’opéra : Marie-Adeline Henry (prochaine Jenufa au Capitole de Toulouse) et Régis Mengus (actuel Escamillo à l’Opéra du Rhin ) Elle s’inspirait déjà de la version viennoise et le duo entre Camille et Nadia (Valencienne) avait été enfin interprété dans son intégralité comme dans la version originale.
La nouvelle production a été confiée à Benoît Bénichou (voir ses propos rapportés sur sa conception de l’œuvre dans notre rubrique « interviews ») qui est allé encore beaucoup plus loin dans sa démarche en traduisant en français la totalité du texte parlé de la version en langue allemande, mais également les paroles de tous les airs, duos ou ensembles.
Entreprise intéressante et convaincante que nous saluons pour notre part comme il convient d’autant que les traductions françaises des œuvres viennoises sont la plupart du temps de très regrettables trahisons (traduttore = traditore). Celles-ci sont flagrantes dans nombre d’ouvrages (on citera, entre autres, le troisième acte du Comte de Luxembourg du même Franz Lehár que l’on s’est permis en France d’entièrement remanier en supprimant l’un des personnages essentiels de la pièce sur lequel repose pourtant le dénouement !). Et quelle manie irritante de vouloir de surcroît changer tous les noms : pour quelles raisons le Pontévédro deviendrait-il la Marsovie ? De la même manière pourquoi les noms ou les titres des personnages sont-ils modifiés : Missia Palmieri au lieu d’Hanna Glawari, Le Baron Popoff au lieu du Baron Zeta, d’Estillac au lieu de Raoul de Saint Brioche, Lérida au lieu de Cascada ? Quant à Danilo, quelle mouche a-t-elle piqué les traducteurs pour l’affubler du titre de Prince au lieu de celui de Comte ?
Louis Oster (auteur avec Jean Vermeil du « Guide raisonné et déraisonnable de l’opérette et de la comédie musicale » édité chez Fayard) nous confiait avoir, dans sa jeunesse, eu le privilège de rencontrer Franz Lehár qui lui avait précisé qu’il considérait ses œuvres comme des opéras plutôt que comme des opérettes. C’est d’ailleurs bien ce dernier terme qu’emploie à plusieurs reprises Benoît Bénichou dans le programme de salle pour qualifier cette Veuve Joyeuse. Et il faut regretter que, là encore, les traducteurs français de Flers et de Caillavet se soient laissés aller à cette insupportable « mode » qui sévissait à cette époque de défigurer ces œuvres en y introduisant des épisodes comiques sans rapport avec les textes d’origine. Pourquoi vouloir à tout prix, et pratiquement à chaque page, faire rire les spectateurs dans des loufoqueries parfois lourdes voire vulgaires qui finissent par trahir le propos initial des auteurs comme du compositeur. Qu’il suffise de rappeler le récit de la bataille de Bidoupol où le Baron Popoff indique qu’il a pris le temps, dans une scène de combat, de gravir un volcan en éruption puis d’aller traire une vache (!) pour mesurer quel sommet d’imbécillité on peut par moments atteindre ! (et passons sur les pitreries insupportables et incongrues de l’eunuque dans Le Pays du sourire du même compositeur qui n’ont vraiment rien à faire dans un ouvrage dont la gravité dramatique du scénario se suffit à lui-même)
Benoît Bénichou s’est légitimement penché avec acuité sur l’aspect essentiel de l’histoire qui nous est contée : la Principauté du Pontévédro se trouve face à une grave catastrophe économique (allusion au Monténégro en proie à d’insurmontables difficultés financières). Son ambassade est quasiment en ruines. Les caisses sont vides et les diplomates sont proches de la crise de nerfs. Des mesures urgentes doivent être prises lesquelles prennent la forme d’expédients. Pris dans le tourbillon de complots pour ramener de l’argent au pays l’ambassadeur, le Baron Mirko Zeta, néglige sa jeune épouse qui est attirée par Camille de Rosillon lequel a toutes les séductions de son âge. On s’explique parfaitement dans cette mise en scène leur attirance sentimentale et sexuelle qui sont les prémices d’un adultère qui ne demande qu’à être consommé (le prélude à la scène dite du « pavillon » où ils se dévêtent est on ne peut plus explicite). L’autre couple (Danilo/Hanna) est encore plus complexe car ils se sont aimés autrefois alors que les conditions sociales et les contingences familiales s’élevaient tels des obstacles insurmontables. Or, la situation s’est inversée au fil du temps dans la mesure où Hanna (alors modeste paysanne) a épousé, sans doute par dépit, un vieux et riche banquier qui s’est empressé de mourir. La voici désormais riche et adulée (puisque dans cette version elle est devenue une star de cinéma à Hollywood) ce qui fait à nouveau obstacle à la poursuite d’une relation avec Danilo. Ce dernier s’enferme par rancœur dans de multiples relations avec des « femmes légères » et ce pour éviter de tomber amoureux. De son côté Hanna devenue riche constitue une proie pour les hommes et se protège de sentiments à son endroit qui ne sauraient être sincères. Or, il ne fait pas de doute que l’amour imprègne encore ces deux êtres sans qu’il puisse trouver son aboutissement. En se revoyant ils se refusent à avouer ce qui les pousse l’un vers l’autre. Hanna déploie sa séduction mais se dérobe. Danilo s’enferme dans sa misogynie et joue l’indifférence désabusée. On voit ici que le sujet n’est pas loin de la tragédie et qu’en tout cas il est certainement romantique et en aucun cas comique.
C’est en ce sens que Benoît Bénichou a fait un remarquable travail dramaturgique qui s’accorde parfaitement avec la musique « opératique » de Franz Lehár. La traduction française, quasiment littérale du livret original viennois, s’inscrit parfaitement dans cette démarche. Sa vision de rapprocher légitimement cette œuvre d’un opéra aboutit à une contraction habile des dialogues jusqu’à n’en faire que des textes de liaison, ce qui nous semble pertinent, et supprimé les ballets, notamment le cancan, qui certes, figure dans les versions traditionnelles mais qui n’a pas été originairement écrit par le compositeur pour cet ouvrage. Toutefois, il a fort judicieusement utilisé un certain nombre de choristes féminines dans de magnifiques costumes pour transformer la valse du premier acte en une sorte de défilé de mode et il a utilisé de la même manière, pour respecter le parallélisme des formes, ces mêmes choristes pour les grisettes du dernier acte (joli mouvement chorégraphique de Sophie Peretti-Trouche). A l’acte II, l’ambassade se transforme en théâtre de fortune ce qui permet à Hanna de chanter sur une table devenue scène improvisée son air de Vilja dans une langue slave qui pourrait être du Monténégrin voire du Ponténégrin. Elle invite ensuite Danilo à former un duo (celui qualifié dans la version française du « cavalier » ). On a aussi particulièrement apprécié à l’acte III la scène où Danilo s’adonne à l’alcool et à la drogue dans le désespoir d’avoir perdu celle qu’il aime. Alors qu’il est profondément endormi sur les marches de l’escalier Hanna vient près de lui, comme à son chevet, mais ne parvient pas à aller jusqu’au geste d’amour qui le réveillerait et scellerait sans doute leur réconciliation. C’est alors que Danilo s’enfonce dans un cauchemar où les grisettes et Valencienne viennent le hanter.
Pour traduire au mieux cettE Veuve joyeuse originale, l’Opéra de Nice s’est entouré d’un quatuor jeune et particulièrement talentueux. Benoît Bénichou l’a fait travailler, ainsi d’ailleurs que les autres protagonistes de l’œuvre de Lehár, comme des comédiens de théâtre, tout en leur laissant une part de liberté qui ne tombe jamais dans l’improvisation car le canevas reste enfermé dans des codes précis. A 35 ans, Camille Schnoor a déjà chanté à plusieurs reprises le rôle d’Hanna notamment à l’Opéra de Munich où elle est en résidence. Elle y reprendra prochainement Tatiana d’Eugène Onéguine, après avoir déjà incarné Mimi de La Bohème et Elvira de Don Giovanni. Elle abordera prochainement à l’Opéra de Limoges le rôle d’Ariane dans Ariane à Naxos. Cette élève du Conservatoire de Nice, ayant remporté dans sa ville comme au Conservatoire National de Paris les récompenses suprêmes en matière de piano, s’est ultérieurement orientée vers le chant et foulait (enfin) pour la première fois les planches de l’opéra de sa ville natale. Portant de sublimes robes comme une star hollywoodienne (comment ne pas penser à Rita Hayworth ?), elle délivre un chant d’une grande pureté et d’un lyrisme lumineux notamment dans le lied de Vilja, la longueur de sa tessiture lui permettant de s’illustrer haut la main dans le final de l’acte II qui exige à la fois des graves sonores et des aigus percutants. La comédienne vaut la chanteuse tout comme face à elle Frédéric Cornille – Danilo beau gosse autant que désinvolte qu’on a déjà pu apprécier in loco dans Andréa Chénier puis dans Andalousie – démontre un art consommé de la diction et du legato avec sa voix de type «baryton Martin » qui lui permet de rendre justice à un rôle qui se situe à la croisée des chemins entre ténor et baryton. La légende du deuxième acte est phrasée avec un goût de mélodiste et il n’est pas étonnant qu’il soit un interprète apprécié du rôle de Pelléas dans Pelléas et Melisande, à l’instar de l’élégant Jacques Jansen qui chantait, avec le succès que l’on sait, Pelléas et Danilo. Amélie Robins, habituée de la scène niçoise (elle y a été et sera de nouveau cette saison l’héroïne de La Dame blanche) fait valoir sa maîtrise de comédienne doublée d’une voix au fort joli timbre. Elle a pour solide et expressif partenaire Samy Camps, lui aussi originaire de Nice et qui s’est fait une spécialité du rôle de Camille (on l’a entendu récemment dans cet emploi à l’Opéra Grand Avignon et il l’incarnera à nouveau dans quelques mois à l’Odéon de Marseille). Qui mieux que Philippe Ermelier peut jouer avec une faconde aussi inépuisable le rôle du Baron Mirko Zeta qu’il avait déjà interprété sur cette même scène en 2014. La distribution est fort bien complétée par des artistes niçois aussi bons chanteurs que comédiens : Gilles San Juan (sonore Vicomte Cascada), Richard Rittelmann (subtil Raoul de Saint Brioche) et Frédéric Scotto (truculent Kromow). Une mention spéciale doit être accordée aux grisettes (interprétées par les artistes du chœur : Mélissa Lalix, Virginie Maraskin, Isabelle Bourgeais, Nelly Lacoste, Liesel Jurgens et… François Poutaraud ( ! ). Les costumes de Bruno Fatalot sont superbes et les lumières de Mathieu Cabanes particulièrement imaginatives et suggestives. Enfin comment donner une meilleure traduction musicale à l’œuvre de Franz Lehár que celles où se conjuguent les qualités respectives de l’Orchestre Philharmonique de Nice et le Chœur de l’Opéra de Nice sous la baguette alerte, précise, chaleureuse et expérimentée de Bruno Membrey qui a dirigé maintes fois cette œuvre au cours de sa carrière ? Gros succès d’affluence (réconfortant par les temps qui courent !) et longs applaudissements du public.
Christian Jarniat
Le 4 décembre 2021