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UNE BIOGRAPHIE NON CONFORMISTE

UNE BIOGRAPHIE NON CONFORMISTE

vendredi 26 décembre 2025

Alban Berg : grande beauté, homme à femmes et compositeur d’obédience postromantique obsédé par la forme sonore – (N. N.)

Mort voici quatre-vingt-dix ans, le 24 décembre 1935, des suites fatales d’une piqûre de guêpe, le célèbre compositeur autrichien Alban Berg inspire à Christian Wasselin un ouvrage ne distillant aucun ennui. Ce polymathe érudit et passionné se livre à un récit polyphonique. Il témoigne de l’écroulement progressif de l’empire austro-hongrois, comme de la fragilité de la 1ère République autrichienne, et accompagne l’admirable parcours artistique d’un homme à femmes. Berg fut peut-être le père caché du grand chef d’orchestre Carlos Kleiber …

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Alors que, dans le monde anglo-saxon, l’édition de livres de musique se porte bien, sa situation – en France – devient réellement préoccupante. Les ventes chutent, entraînant forcément un affaiblissement de la production. La tendance lamentable consistant à tirer les acheteurs potentiels vers le bas s’accroît toujours plus. Survit, dans ce paysage désolant, une poignée d’éditeurs nommés Actes Sud, Fayard ou le Condottiere. Installé à Paris, ce dernier s’agrippe avec ténacité à une production dont le fruit le plus récent est « une biographie fantastique » (sic) du grand compositeur autrichien Alban Berg (1885-1935). Elle est signée du sexagénaire Christian Wasselin. Ayant été longtemps attaché à Radio France, notamment passionné de Berlioz et auteur d’une trentaine de livres comme d’une pièce de théâtre, cet homme souriant est discret dispose d’une vaste culture générale. Il diverge aussi, en cela, de l’ignorance se répandant comme un incendie de forêt dans la société française.

Les déclinistes au chevet de notre pays seront peut-être intéressés de constater que Berg vécut l’écroulement de l’empire austro-hongrois, cataclysme dont ses compatriotes ne se sont jamais remis. D’ailleurs, Wasselin a choisi d’entreprendre un récit polyphonique, dont la vie et l’œuvre de l’auteur de la cantate « Le Vin » ne sont pas les seuls éléments. Son ouvrage renferme des lettres fictives, la transcription – tout aussi fictive – de débats au conseil municipal de Vienne, des considérations médicales sur l’asthme dont Berg souffrit sa vie durant ou un clin d’œil sur les méfaits d’une guêpe ayant piqué la … Castafiore. Cependant, celle s’ étant prise à Berg durant l’été 1935 le fit passer de vie à trépas. Son existence se termina le 24 décembre de la même année. Wasselin confectionne également les éphémérides d’une cantatrice exerçant aujourd’hui ou un dialogue entre Alma Mahler, la veuve de Gustav, et Hanna Fuchs-Robettin, s’étant déroulé en 1964 à New-York. La seconde de ces dames, ayant repoussé les assauts amoureux de Berg, se comporta de manière telle qu’il « se consuma d’amour pendant les dix années qui lui restèrent à vivre. » (p. 174).  La conversation des deux femmes – en une ville fort éloignée de l’Europe centrale – atteste du rôle central de Vienne et des scories névrotiques disséminées par son effondrement à partir de 1918. Déjà, les décennies précédentes avaient scellé l’union d’une avant-garde artistique et intellectuelle de portée mondiale, du pourrissement d’une puissance politique d’envergure et d’un art de vivre fort raffiné. Ce dernier contrastera avec l’univers militaire sordide dans lequel Berg sera immergé au cours de la Première Guerre mondiale. L’expérience lui sera utile pour concevoir le personnage de Wozzeck, un pauvre troufion pris de folie et tuant sa maîtresse.

Le postromantisme disloqué des œuvres de Berg, « obsédé par la forme avant tout » (p. 48), accompagne le glissement progressif de la fragile 1ère République autrichienne vers le fascisme. Il se trouve escorté par des événements politiques néfastes. Au moment de la mort de l’élève de Schönberg, les nazis locaux préparent l’Anschluss de mars 1938. Alors que les représentations de « Wozzeck » ont été interdites[1] en Allemagne peu après l’arrivée d’Hitler au pouvoir, Berg sera au nombre des compositeurs voués aux gémonies par l’exposition itinérante « Art dégénéré ».[2] L’époque se voit aussi marquée par un système économique défaillant. La misère est visible. Berg, n’ayant jamais été intéressé par l’argent, ne peut pas s’enrichir. À l’inverse de son protecteur Mahler, ayant connu l’opulence. Grâce à quelques touches habiles, l’auteur d’« Alban Berg – Une biographie fantastique » rappelle le catholicisme pesant dont l’Autriche est le cadre. Si le père du compositeur, Conrad Berg, fait le négoce des objets de piété près de la cathédrale Saint Stéphane de Vienne, ses successeurs assisteront aux prosternations de Mg Theodor, Innitzer (1875-1955), l’archevêque de la cité danubienne, devant la vague brune des nazis.[3]

La présence des femmes dites de mauvaise vie – Marie, Lulu ou la Comtesse Geschwitz – parmi les opéras de Berg est comme une trame discrète dans l’ouvrage de Christian Wasselin. Elle symbolise aussi l’état de décomposition de la société austro-hongroise durant les dernières décennies du règne de François-Joseph. Ce « relâchement » ( ?) des mœurs se poursuivra durant le conflit de 1914-1918 et sous la 1ère République. Wasselin documente : Berg est un homme à femmes précoce. En 1902 et alors qu’il a dix-sept ans, il devient le père – hors mariage – d’une petite … Albine ( !). Suit une tentative de suicide pour cause de chagrin d’amour. 1925 marque le début de la folie sentimentale de Berg pour Hanna Fuchs-Robettin, insensible à ses feux. Elle trouvera une présence codée parmi la « Suite lyrique » pour quatuor à cordes, objet des commentaires nébuleux de Theodor W. Adorno, ayant étudié auprès du maître. Suivront des rumeurs insistantes selon lesquelles Berg serait devenu  plus tard le père biologique du fameux chef d’orchestre Carlos Kleiber (1930-2004).

Quant à Helene Nahowski-Berg (1885-1976), la femme de l’auteur du « Concerto à la mémoire d’un ange », sa structure psychologique aurait pu intéresser un certain Dr. Sigmund Freud, l’une des célébrités viennoises jusqu’en 1938. Fille adultérine de l’Empereur François-Joseph, elle fut connue pour un comportement  singulier. Elle répéta, quarante-et-un ans durant, qu’Alban lui apparaissait chaque nuit et qu’il lui prodiguait des conseils pour l’exploitation de ses œuvres. Helene s’opposa jusqu’à sa mort à la divulgation des esquisses du troisième acte de « Lulu ».[4] Quant au frère d’Helene, l’étonnant Frank, il était aussi un objet d’étude pour les psychiatres et autres psychanalystes de Vienne, capitale universelle de leurs spécialités. Il tenta, en 1930, de se couper un doigt afin de pouvoir le déposer sur le tombeau de François-Joseph, à la Crypte des Capucins. Le même Frank affirmait être l’enfant illégitime de l’avant-dernier monarque de la Maison de Habsbourg-Lorraine.

On comprend, dès lors, que Christian Wasselin narre la vie de Berg en l’inscrivant dans les arcanes sombres de la grande névrosée qu’est l’Autriche-Hongrie. Sa veille documentaire s’étend aussi au cas des ressortissants de la monarchie bicéphale ayant émigré outre Atlantique. Tel fut le cas pour Hermann, le frère du compositeur, parti aux États-Unis à l’âge de quatorze ans. Il y fit le commerce des jouets et des poupées. Hermann Berg se distingua, en l’espèce, d’Alois Mahler (1867-1931), frère de l’illustre compositeur et individu aux pratiques financières douteuses. Il traverse l’Atlantique pour échapper à des poursuites judiciaires, avant de terminer comme agent immobilier à Chicago. De pareilles figures occupent le théâtre de Franz Wedekind, dont Berg utilisa « L’Esprit de la terre «  et «  La Boîte de Pandore » pour confectionner le livret de « Lulu ». En effet, Wasselin retient un univers où les passages illégaux de frontières, le meurtre ou la prostitution pour rappeler l’intérêt de Berg à leur égard. Déjà, la Marie de « Wozzeck » était une péripatéticienne. Lulu se donne aux hommes contre de l’argent. Il est aussi présent au long de « Lulu », film muet de Pabst tourné en 1929 avec Louise Brooks et évidemment tiré de Wedekind. Face à ces épisodes pleins d’âpreté, Wasselin met en évidence Conrad Berg, le père du compositeur. Originaire de la ville allemande de Nuremberg, il quitte cette dernière pour s’établir Vienne en emmenant avec lui un cheval de bois. La poésie du geste s’oppose aux névroses abondantes à venir.

Le travail biographique non conformiste de Wasselin est plein de vie. Il constitue un tableau historique musical, humain, captivant et fort nourri, se situant aux antipodes de la pédanterie sèche dont Dominique Jameux (1939-2015) avait fait la démonstration en 1980 avec son livre court sur Berg.

Dr. Philippe Olivier

Christian Wasselin : Alban Berg – Une biographie fantastique, Le Condottiere, Paris, 2025, 449 pages, 24 €.

 

 

[1] Il s’avère intéressant de noter que « Wozzeck » n’inquiéta pas les autorités de l’Italie fasciste. Sa création dans la botte eut lieu en 1942 à l’Opéra de Rome, Tullio Serafin étant au pupitre. Le régime mussolinien se démarquait donc – en matière musicale – de l’Allemagne nazie, devenue son alliée problématique.

[2] En allemand : « Entartete Kunst ». Cette exposition, d’abord présentée à Düsseldorf en 1938, fut ensuite transportée dans plusieurs métropoles, dont Berlin et Vienne. Helene, la veuve de Berg, se rendit à l’exposition de Vienne. Elle déposa une gerbe de roses blanches sur la vitrine vouée à son défunt mari.

[3] Le prélat logea néanmoins, à ses risques et périls, des Juifs risquant la mort pendant la Seconde Guerre mondiale.

[4] On dut attendre la disparition d’Helene pour qu’un compromis soit trouvé afin de compléter l’acte manquant. La tâche fut confiée à Friedrich Cehra (1926-2023). Le travail achevé, « Lulu » eut sa création mondiale complète en 1979 à l’Opéra de Paris, sous le règne de Rolf Liebermann. Pierre Boulez était au pupitre. Patrice Chéreau avait signé la mise en scène.

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