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OPÉRA de LYON : LES CONTES D’HOFFMANN de Jacques OFFENBACH : Quand faire le tri du bon grain s’impose

OPÉRA de LYON : LES CONTES D’HOFFMANN de Jacques OFFENBACH : Quand faire le tri du bon grain s’impose

vendredi 19 décembre 2025

©Paul Bourdrel

Voilà un ouvrage du répertoire qui n’a rien d’une rareté sur cette scène. Donné dans la capitale des Gaules dès 1882, soit un an après sa création à Paris, il ne s’en absenta guère près d’un siècle durant, la fin de l’ère Paul Camerlo incluse, soit en 1969. S’ensuivit une parenthèse jusqu’à la saison 1981 / 1982, où il revint à l’affiche dans des conditions optimales, avec une des plus mémorables scénographies signées Louis Erlo. Indépassée depuis, elle réunissait Alain Vanzo, Catherine Malfitano, José Van Dam et Colette Alliot-Lugaz, dirigés par Jean-Claude Casadesus !

Après ces soirées légendaires, pour l’inauguration de la salle Jean Nouvel en 1993, le même Erlo signait, à l’inverse, sa plus ignominieuse mise en scène. Reprise en 1994, l’on voudrait en engloutir le souvenir maudit au fin fond des abysses. En 2005, Serge Dorny accueillit la production signée Laurent Pelly, avec des distributions inégales, qui marqua peu les experts, y compris lors de sa reprise en 2013. Seules des individualités vocales surnagèrent dans un terne contexte : Laurent Naouri et Sergeï Khomov d’abord ; John Osborne et Patrizia Ciofi ensuite.

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©Paul Bourdrel

Réserves mises à part, l’on n’éprouve pas l’agaçante sensation d’assister à un autre récit

À juste titre, une vision renouvelée s’imposait. Conçue en coproduction avec Covent Garden, La Fenice et Opera Australia, celle proposée par Damiano Michieletto inquiétait à l’avance, surtout après son calamiteux Béatrice & Bénédict berliozien en 20241. Or, curieusement, sans convaincre en totalité au final, elle ne trahit pas le sens d’une action complexe, servie par une direction d’acteurs exacerbée.

À l’inverse contester maints concepts reste un devoir. Qu’une progression dans le mûrissement du héros existe d’acte en acte n’a rien d’un scoop : jeune homme au I, adulte au II, homme mûr désabusé au III. Mais en faire un naïf gamin en culottes courtes, type « Pinocchio » (dixit Michieletto) dans une école primaire pour l’acte d’Olympia frise le ridicule. Le déguiser en “clodo” aux Prologue et Épilogue itou. Ensuite, l’on ne peut qualifier Hoffmann de « raté » en général. Car, si sa vie amoureuse cultive l’échec, cela le grandit en tant que créateur ; la Muse et le Diable l’ont bien compris ! De même, affirmer en interview que « Nous n’avons pas choisi de période spécifique » relève du travestissement de la réalité puisque le chœur et plus d’un soliste adoptent les frusques des XXème et XXIème siècles que l’on retrouve, sempiternellement interchangeables, pour 90% des productions dans le monde.

En revanche, l’on sait gré à Michieletto d’avoir su préserver les dimensions fantastiques, oniriques, tout ce qu’exprime l’idiolecte Fantasieren du romantisme germanique. Ainsi, des créatures chimériques ponctuent l’action d’apparitions appropriées : rats anthropomorphes, elfes verts, ballerines fantomatiques, démons (un peu trop caricaturaux ceux-ci, frisant l’esprit Cages aux folles !) ; la palme revenant à ce sinistre Medico della peste – allégorie de la Mort ? – guidant la procession funèbre des chœurs dans l’acte vénitien. Reste que “wokiser” des mots  « arabe » en « avare » ou écarter d’autres termes comme « le juif Élias » incongrûment remplacé par « Spalanzani a fait banqueroute » aurait fait se gausser Offenbach lui-même ! Ces réserves mises à part, l’ensemble se tient et l’on n’éprouve pas l’agaçante sensation d’assister à un autre récit, comme dans le triste Boris Godounov d’octobre dernier2.

Trop rare en son pays natal, Emmanuel Villaume accomplit un parcours exemplaire

Créé posthume, le chef-d’œuvre tragique d’Offenbach pose problème surtout au niveau musical. Quelle solution choisir, entre la surannée édition Choudens ou les musicologiques propositions des Fritz Oeser, Michael Kaye ou Jean-Christophe Keck ? Ce, sans oublier les plus récentes découvertes ou exhumations manuscrites pour une œuvre qui demeurera, à tout jamais, un vaste chantier ouvert. Les réalisateurs optent pour ce choix subjectif : se baser sur la mouture Oeser, tout en interfoliant des éléments relevant des autres, y compris la Choudens supervisée par Ernest Guiraud, puisque l’on a, par exemple, la surprise de retrouver « Une poupée aux yeux d’émail » chantée par Nicklausse au I, en place du plus élaboré « Voyez-la sous son éventail », ou encore « Scintille diamant » au III – dont Raoul Gunsbourg tira la flatteuse mélodie de l’ouverture du Voyage dans la Lune d’Offenbach. Plus discutables, certaines suppressions affectent le II (plusieurs échanges entre Franz ou Antonia et le héros), le III (où son crucial conflit avec Schlemil disparaît), l’Épilogue (abusivement abrégé).

Les baguettes ayant constamment changé dans les salles coproductrices (Chaslin, Manacorda, Tourniaire) l’on imagine que Villaume n’a guère pu troquer le matériel déjà utilisé. Ceci posé, rendons hommage à sa solide direction, tirant opportunément l’œuvre vers l’esprit du Große romantische Oper. Trop rare en son pays natal, le chef français accomplit un parcours exemplaire, propulsant un orchestre inspiré vers les cimes. Outre une théâtralité sans abus dans les ensembles ou séquences intensément dramatiques, il cultive un sens affûté du mystère, que révèle la restitution ad hoc pour maints passages : montée graduelle sous « Non pas ! Dites mieux : trois maîtresses… » ; « Vois sous l’archet frémissant » ; Trio « Pour conjurer le danger » ; couplets bachiques ; entre autres ! Enfin, il excelle dans les sections “chambristes”, ce dont témoignent, par exemple : « Ah ! Vivre deux ! N’avoir qu’une même espérance » ou les solos dévolus à Antonia. Un travail d’orfèvre ! Si chaque pupitre participe d’une franche réussite, accordons la palme à des cors – Jimmy Charitas, Valentin Chpelitch, Alessandro Viotti et Nicolas Gateau – endurants, superlatifs, d’une classe incomparable.

Suite à leur prestation en recul dans Boris Godounov, nous avons plaisir à retrouver les chœurs maison au zénith. Benedict Kearns a-t-il opéré une sélection plus rigoureuse côté supplémentaires ? Toujours est-il qu’en articulation, en souplesse, en projection, en ampleur – un peu favorisée par le dispositif scénique, il est vrai – toutes et tous assument crânement les enjeux. Seules restent à déplorer les exclamations gratuites hors partition que leur fait émettre Michieletto, venant, en sus d’évolutions scéniques bruyantes, parasiter une correcte audition.

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©Paul Bourdrel

Clémentine Margaine, Giulietta de luxe, surcalibrée, dominant le trio féminin

Question solistes, faire le tri du vrai bon grain s’impose, à l’instar des aspects visuels. Déjà Hoffmann dans cette production en Australie, le péruvien Iván Ayón Rivas impressionne au premier abord. Assurément, chez ce vainqueur du concours Operalia 2021, les ressources abondent. Au départ ténor demi-caractère, il évolue actuellement vers un lirico-spinto éclatant de santé, n’hésitant pas à rajouter généreusement des suraigus çà et là, qui seraient néanmoins mieux à leur place dans l’esthétique du Bel Canto Romantique, surtout dans les reprises de cabalettes. Perfectible, son français s’avère correct mais un défaut altère notre examen : cette fâcheuse tendance à user du parlando (oh ! Ce « Je parle d’elle ! », avant le dernier couplet de Kleinzach… Brrr !). Il ne faudrait plus abuser d’un tel artifice, au risque d’une métamorphose possible en Spieltenor, façon Gerhard Stolze. Claironnant, puissant en projection mais d’une largeur encore normale, Iván Ayón Rivas pourrait se faire plaisir en abordant un jour futur des emplois tels que Raoul des Huguenots de Meyerbeer, où il n’aurait nul besoin d’en rajouter !

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©Paul Bourdrel

Sagement, les trois rôles féminins sont ici confiés à des cantatrices différentes. Cela évite bien des tracas. Rappelons que même la fabuleuse Catherine Malfitano transposait l’air d’Olympia. Ce rôle est ici tenu par Eva Langeland Gjerde, dont l’indéniable performance laisse un peu perplexe. Cette prometteuse cantatrice accède, de auditu, à une typologie de grand-lyrique d’agilité, déjà trop corsé pour cette poupée réclamant un soprano léger coloratura spinto. En revanche, l’intelligence dans la conduite du chant, les variantes inusuelles dont elle orne son second couplet concourent à annoncer une potentielle Lucia di Lammermoor, fort plausible.

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©Paul Bourdrel

Si l’intimiste acte munichois – sommet émotionnel de cet opéra – brise invariablement les cœurs et les nerfs des plus endurcis, il repose d’abord sur la nécessité d’une Antonia à la hauteur, incarnée par un soprano lyrique irradiant. Amina Edris en brosse un portrait encore plus fragile qu’à l’accoutumée, retournant ses limites en avantages dramaturgiques. Modeste en volume, la cantatrice se révèle gênée aux entournures, surtout dans le registre supérieur, qui tend à s’indurer, frisant le métallique. À ceci se joint – l’exposant dangereusement – un souffle insuffisant dans le paroxysme tensionnel avant sa mort et une inquiétante réduction du grave. Ces constats n’ayant rien à voir avec les humeurs d’un quelconque lyricomane frustré mais venant d’un professionnel, ils devront être reçus par la cantatrice telle une juste mise en garde contre la fréquentation des rôles lourds récemment abordés qui la mettent en danger. Car son art des ineffables nuances, la douceur émanant du timbre, sa constante justesse en présence scénique, l’extrême sensibilité qui s’en dégage, méritent la préservation et le respect.

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©Paul Bourdrel

Nulle faiblesse chez Clémentine Margaine, Giulietta de luxe, surcalibrée, dominant le trio féminin avec aplomb et autorité. Mais quel gâchis de lui ôter ses possibles solos : « Amour lui dit » (aisément transposable) ou « Qui connaît donc la souffrance » (adapté à ses colossaux moyens). Quand lui offrira-t-on, céans, Dalila ou Léonore de La Favorite, rôles à sa mesure ?

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©Paul Bourdrel

Victoria Karkacheva subjugue, somptueuse en palette comme en technique

Idée saugrenue, relevant d’une involution : deux artistes différentes incarnent La Muse et le fidèle Nicklausse. Pour la première, Jenny Anne Flory en constants progrès fait preuve d’une admirable présence. Sa voix fruitée de mezzo bien placée s’élargit en spectre autant qu’elle se développe verticalement, ce dont témoignent des extrapolations bienséantes dans l’aigu. Pour le second – énigmatiquement transformé du statut « écolier » en « perroquet », arborant constamment un bel ara bleu et jaune, sans l’ombre d’un début d’explication –Victoria Karkacheva subjugue sur tous les plans : merveille d’entendement, somptueuse en palette comme en technique, prodiguant d’absolues splendeurs en instants bénis de vrai chant pur.

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©Paul Bourdrel

Dans les quatre incarnations démoniaques, le croate Marko Mimica présente nombre d’atouts à son actif, d’abord une appréciable capacité à habiter l’espace scénique. Ensuite, un matériau vocal considérable, sonore, d’une indiscutable distinction. L’étude de son répertoire autant que ses prestations révèlent un authentique basso cantante. Or, on le présente souvent comme baryton-basse, ce qui met sur la voie. Cette tessiture, qui correspond aux diables d’Offenbach, n’est point sienne, surexposant son registre supérieur. D’où ses soucis de plafonnements voire d’intonation le forçant aux divers expédients qu’il utilise ici, l’obligeant même à transposer un ton en dessous l’air de Dapertutto3. Rentrer dans ses emplois devrait préserver ce bel artiste.

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©Paul Bourdrel

L’entourage masculin se trouve dominé par le Crespel d’un Vincent Le Texier bouleversant, à la fois le plus habité et convaincant que nous ayons jamais entendu dans ce rôle ingrat mais crucial. L’absence de valeurs trop longues évitant d’exposer son vibrato, le chanteur-acteur comble l’attente, semblant un frère jumeau d’André Dussolier, tout aussi pénétrant en jeu.

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©Paul Bourdrel

Endossant les quatre rôles de ténor trial, Vincent Ordonneau impose ses silhouettes, jusqu’à un Frantz (presque trop) châtié de ligne, irrésistiblement grimé dans le style Karl Lagerfeld. Saluons le Spalanzani volubile incarné par un François Piolino déchaîné. Irréprochables, les titulaires des improprement nommés “petits rôles” : Filipp Varik (Nathanaël), Hugo Santos  (Luther) ou Alexander de Jong chargé du doublé Hermann / Schlemil. Saluons enfin les sept danseuses et danseurs qui contribuent amplement, en évoluant sur la gracieuse chorégraphie signée Chiara Vecchi, à la part visuelle réussie de ce spectacle.

Patrick FAVRE-TISSOT-BONVOISIN
19 Décembre 2025.

1Voir notre critique d’alors : https://resonances-lyriques.org/opera-de-lyon-beatrice-benedict-dhector-berlioz-ou-ce-quil-en-reste/
2Voir : https://resonances-lyriques.org/opera-de-lyon-boris-godounov-de-modeste-moussorgski-loues-soient-les-serviteurs-de-la-partition/
3Sauf erreur, car notre constatation ne fut effectuée qu’à l’oreille.

Réalisation :

Direction musicale : Emmanuel Villaume
Chefs des chœurs : Benedict Kearns
Mise en scène : Damiano Michieletto
Scénographie : Paolo Fantin
Costumes : Carla Teti
Lumières : Alessandro Carletti
Chorégraphie : Chiara Vecchi

Distribution :

Hoffmann : Iván Ayón Rivas
Olympia : Eva Langeland Gjerde*
Antonia : Amina Edris
Giulietta : Clémentine Margaine
Lindorf / Coppelius / Docteur Miracle / Dapertutto : Marko Mimica
Nicklausse : Victoria Karkacheva
La Muse / La Voix de la mère d’Antonia : Jenny Anne Flory
Andrès / Cochenille / Frantz / Pitichinaccio : Vincent Ordonneau
Le Conseiller Crespel : Vincent Le Texier
Nathanaël : Filipp Varik*
Spalanzani : François Piolino
Luther : Hugo Santos*
Hermann / Schlemil : Alexander de Jong*
La Voix pour la Harpe chez Spalanzani : Paul-Henry Vila**

Orchestre & Chœurs de l’Opéra de Lyon

*Artistes du Lyon Opéra Studio, promotion 2024-2026
**Artistes des Chœurs de l’Opéra de Lyon.

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