De retour dans la cité phocéenne après dix ans d’absence et le souvenir de l’exceptionnel Pancione de Nicola Alaimo, Falstaff explore de nouvelles voies, parfois surprenantes, dans la relecture de Denis Podalydès.
Ecrire probablement le dernier compte-rendu d’un spectacle qui aura, dans l’ensemble, plutôt été apprécié du monde de la critique lyrique, a au moins l’avantage d’avoir laissé à cette soirée le temps de mûrir dans mon imaginaire ! Car, écrivons-le d’emblée, cette production du dernier éclat – de rire ? – du plus grand compositeur italien du XIXème siècle a de quoi désarçonner : au-delà de situer la trame dans un environnement unique et plutôt glacial – un hôpital psychiatrique/clinique spécialisée, a priori dans la première moitié du XXème siècle, tel qu’Eric Ruf nous le propose – qui ne favorise guère la chatoyance des costumes – pourtant signés Christian Lacroix – et ne met pas davantage l’œil à la fête, c’est surtout la quasi-absence d’une dynamique scénique d’ensemble – dans un discours musical qui n’en manque pourtant pas ! – qui nous aura le plus laissé au milieu du gué.

A l’issu de ce spectacle, et plusieurs jours après le baisser de rideau, je serais donc bien en peine de dire ce que diable était venu faire Sir John dans cette clinique ! Ecrire que c’était pour y perdre un surpoids métaphorique d’une certaine bestialité – même si Denis Podalydès se défend d’avoir voulu en faire un Harvey Weinstein – est, certes, une piste possible mais loin d’être satisfaisante car le Falstaff qui nous est montré ici est loin d’être un séducteur – même dans son complet avec borsalino au moment de rendre visite à Alice ! – encore moins un prédateur… .
A l’inverse, c’est bien davantage de la vision pitoyable du pancione, sur lequel s’acharne l’ensemble de la communauté – médicale, ici, puisque les commères tout comme Ford font partie de ces professions – dont cette mise en scène nous rend les témoins passifs, au moins pendant toute la première partie du spectacle.

Autre piste possible, celle-là au début de l’acte III situé dans une salle d’hôpital lugubre, nimbée d’un fog londonien inquiétant : le « page du duc de Norfolk », que l’on retrouve errant dans ce dédale, est tout simplement fou, proie d’un rêve permanent, et c’est à une fête de déments à laquelle nous sommes donc conviés, dans une partie de la clinique baptisée par le personnel « bois de Windsor » tout comme, aux actes précédents, l’auberge de la Jarretière en constituait une autre partie.
On l’aura compris, aucune de ces pistes ne nous donne pleinement satisfaction, même si, au final, le résultat est le même : Sir John Falstaff sera « libéré » (?) aux forceps de son enveloppe corporelle la plus apparente – celle d’un ego épouvantablement boursouflé – la plus insupportable du point de vue de la société actuelle : soudain, le pancione devient léger comme une bulle d’air ou, plutôt, comme l’immense ballon lumineux qui flotte au-dessus du plateau.
Ce qui nous aura sans doute manqué le plus dans cette mise en scène, c’est qu’un homme de théâtre de l’envergure de Denis Podalydès fasse finalement si peu dialoguer l’un des personnages les plus « énormes » de la littérature musicale – n’oublions pas, au passage, de rappeler combien le texte d’Arrigo Boito est un chef d’œuvre du genre – avec la comédie antique, Rabelais, Boccace voire même avec Don Quichotte, si en proximité avec le héros verdien dans sa vision du temps qui passe (« Va, vecchio, John »).

Pourtant, du strict point de vue vocal et musical, nous sommes à un niveau élevé d’exigence avec, en premier lieu, le Sir John du baryton italien Giulio Mastrototaro qui, sans nous faire oublier Nicola Alaimo, ici même, s’en rapproche par le style vocal et la faconde, même si certains des aigus périlleux – à l’acte I en particulier – sont plus ou moins négociés en voix de tête. Une incarnation convaincante qui emporte l’adhésion.

Autour de ce pancione en pleine déconstruction tout au long de l’ouvrage, la distribution coche toutes les cases : Florian Sempey, lors de la soirée à laquelle nous avons assisté, incarne un Ford inquiétant à souhait dans sa blouse de docteur et délivre un « E sogno ? O realtà ? » à la projection parfaite et aux aigus particulièrement convaincants sans jamais pour autant faire de Ford un double de Iago, auquel la puissance vocale souhaitée par Verdi fait légitimement penser.

Si le Fenton du jeune ténor mexicain dispose d’une belle sensibilité et d’un legato de belle facture, il pourra encore gagner en volume, même si sa voix s’accorde parfaitement avec celle de sa Nanetta. Dans les seconds rôles masculins, il convient de noter les incarnations parfaites de Raphaël Brémard (Cajus), Carl Ghazarossian (Bardolfo) et Frédéric Caton (Pistola) qui, en outre, chantent leur partie avec une conviction qui fait plaisir à entendre !
Du côté de nos commères de Windsor, l’œil et l’oreille sont à la fête : quel bonheur tout d’abord de retrouver Salome Jicia, entendue in loco en Adalgisa et qui campe ici une magnifique Alice. Evoluant sur scène avec beaucoup de naturel, la soprano georgienne délivre, comme il se doit, avec le souffle verdien indispensable, les phrases à l’écriture musicale si parfaite de la lettre adressée par Sir John à Alice…et Meg.
A ses côtés, la Nanetta de Hélène Carpentier constitue pour nous l’excellente surprise de cette production, constituant avec son Fenton un couple à la poésie parfaite et délivrant son air « Sul fil d’un soffio etesio » avec la magie adéquate.
Héloïse Mas en Meg Page constitue quasiment du luxe dans ce plateau : dans un rôle qui n’est vocalement pas gratifiant puisque son interprète chante essentiellement dans des ensembles – certes virevoltants – l’allure scénique et le port de l’artiste sont si bien exploités que l’on se demanderait presque pourquoi Verdi n’a pas donné un air à son personnage !
Légère déception en revanche dans le cas de la Mrs Quickly de Teresa Iervolino, connue pour ses enregistrements d’airs d’opéras baroques et sa fréquentation du répertoire de mezzo-coloratura rossinien : ici, malgré de grandes qualités de rigueur stylistique, la voix ne dispose pas, selon nous, du moiré et du volume sonore que l’on aime entendre dans ses « Reverenza ! » pour en faire, l’espace d’une scène – mais quelle scène ! – le double féminin de Sir John.
Falstaff est bien évidemment un opéra de Chef. Avec Michele Spotti, le compte y est ! Le directeur musical de l’orchestre de l’Opéra de Marseille est décidément la baguette qu’il fallait pour la cité phocéenne, authentique maestro concertatore e di canto, qui, attentif aux équilibres si importants ici entre la fosse et le plateau, délivre un discours musical à la fois fluide, nuancé et faisant sonner l’orchestre avec rondeur, en particulier sur des finals de scène où l’écriture verdienne cristallise tout le suc de ce qui a constitué, tout au long de son parcours, le génie théâtral du compositeur de Busseto.
Un spectacle d’ouverture ambitieux et globalement abouti pour lancer une saison qui devrait nous réserver de nombreux bonheurs musicaux.
Hervé Casini
13 novembre 2025
Direction : Michele Spotti
Mise en scène :Denis Podalydès
Scénographie : Eric Ruf
Costumes : Christian Lacroix
Lumières : Pierre Loof
Les artistes
Sir John Falstaff : Giulio Mastrototaro
Ford : Florian Sempey
Fenton : Alberto Robert
Dottore Cajus : Raphaël Brémard
Bardolfo : Carl Ghazarossian
Pistola : Frédéric Caton
Alice Ford : Salome Jicia
Mrs Quickly : Teresa Iervolino
Nanetta : Hélène Carpentier
Meg Page : Héloïse Mas
Orchestre de l’Opéra de Marseille
Chœur de l’Opéra de Marseille , direction : Florent Mayet










