Choderlos de Laclos : l’officier- écrivain qui révolutionna le roman épistolaire
Pierre Choderlos de Laclos (1741-1803), officier d’artillerie qui traversa la période – ô combien trouble – de la révolution demeure dans l’histoire littéraire comme l’auteur d’un unique chef-d’œuvre : Les Liaisons dangereuses. Publié en 1782, ce « roman par lettres » composé de 175 missives propose une mécanique narrative d’une modernité saisissante, où la stratégie manipulatrice de deux aristocrates déchus, au sein d’une société décadente, se déploie dans un jeu d’intrigues d’une cruauté raffinée et destructrice. Le libertinage s’y exprime par la manipulation des sentiments et la recherche du plaisir sans morale.
Par son mélange de satire sociale critiquant la corruption et l’hypocrisie de son temps, de psychologie incisive et de dramaturgie implacable, Laclos a créé une œuvre ambiguë, fascinante, qui continue d’inspirer les metteurs en scène et de résonner avec une acuité troublante sur le théâtre d’aujourd’hui.
On peut également le considérer comme une sorte de précurseur du romantisme français du XIXe siècle.
Un jeu de pouvoir et de perdition sur fond de société aristocratique décadente
Choderlos de Laclos met en scène un duel sophistiqué de séduction et de manipulation orchestré par la puissante Marquise de Merteuil et le Vicomte de Valmont. Par lettres interposées, ils tissent une toile de complots où la vertu devient un défi et la corruption un divertissement.
Leur cible : la jeune Cécile de Volanges, fraîchement sortie du couvent, que Merteuil animée par la rancune demande à Valmont de corrompre et déniaiser avant qu’elle n’épouse le comte de Gercourt, un ancien amant qui l’a quittée pour une autre maîtresse. Valmont, de son côté, souhaite se lancer un autre défi : vaincre la résistance morale de la vertueuse et pieuse Madame de Tourvel pour la seule « beauté » du scandale.
Mais à force de jouer avec les sentiments d’autrui, les deux conspirateurs s’enferment dans leurs propres pièges : Valmont tombe réellement amoureux de Madame de Tourvel dont il provoque la mort par désespoir et succombe lui même dans un duel tandis que la Marquise de Merteuil perd pied dans une stratégie qu’elle ne contrôle plus. La mécanique du cynisme finit par se retourner contre les deux libertins. Leur chute illustre la punition morale d’une société décadente fondée sur l’égoïsme et la manipulation, la décomposition d’une élite où l’écrit devient une arme et l’amour un champ de bataille.
Les nombreuses versions des Liaisons dangereuses à l’écran et à la scène
Les Liaisons dangereuses ont inspiré d’innombrables adaptations. Au cinéma, on retiendra surtout le film de Stephen Frears (1988), devenu « culte » (avec John Malkovich, Glenn Close et Michele Pfeiffer (3 Oscars) après celui de Roger Vadim en 1959. Miloš Forman livrera à son tour Valmont en 1989. Sur les scènes, l’œuvre a connu une vingtaine de versions, parmi lesquelles celle de Christopher Hampton (1985), ou encore celle mise en scène par John Malkovich. Laclos a également inspiré la musique : on compte, entre autres, un opéra de Claude Prey (1974) et une comédie musicale présentée au Théâtre Mogador en 2018.

La nouvelle adaptation (réussie) de l’œuvre par Arnaud Denis d’abord à Lyon puis à Paris
Le 5 septembre 2023 à Lyon, au Théâtre Tête d’Or, Arnaud Denis propose son adaptation des Liaisons dangereuses avec la distribution suivante: Anne Bouvier (Marquise de Merteuil) Arnaud Denis / Oscar Voisin (en alternance) (Vicomte de Valmont) Salomé Villiers (Madame De Tourvel) Mathilde Cerf (Cécile de Volanges) Pierre Devaux (Danceny) Michèle André (Madame de Rosemonde)
Cette production est reprise le 20 septembre 2024 à Paris à la Comédie des Champs Elysées avec une distribution quelque peu différente du moins pour les premiers rôles : Delphine Depardieu incarnant désormais la Marquise de Merteuil et Valentin de Carbonnières le Vicomte de Valmont. Eu égard au succès obtenu la durée du spectacle est prorogée de plusieurs mois avant une tournée en province notamment au Théâtre Anthéa Antibes.
La pièce a été nommée 4 fois aux Molières 2025 (spectacle du théâtre privé / metteur en scène / comédienne dans le rôle principal / comédienne dans un second rôle). Delphine Depardieu a obtenu pour cette pièce le Molière de la comédienne dans un spectacle de Théâtre privé.

Les Liaisons dangereuses : l’art du poison lent
En choisissant Les Liaisons dangereuses, Arnaud Denis affronte un monument : la mécanique de la cruauté d’un libertinage cynique telle que Laclos l’a ciselée dans le triangle épistolaire du désir, du pouvoir et de la réputation. Son adaptation et sa mise en scène trouvent sa tension dans un équilibre élégant installé dans un temps indécis (fin du XVIIIe stylisé) : ni pastiche d’époque muséal, ni relecture contemporaine clinquante. Sa direction d’acteurs précise opte pour une sobriété sous tension avec un focus acéré sur les protagonistes. L’affrontement Merteuil/Valmont s’y déploie comme un duel à fleuret moucheté… jusqu’à la blessure à vif.
Arnaud Denis prend au sérieux le caractère épistolaire du roman : il fait entendre la stratégie. Les lettres, parfois dites frontalement, deviennent des gestes : billets glissés, phrases retenues, mots ravalés qui donnent au texte sa portée corrosive. La direction d’acteurs précise privilégie la clarté de la phrase sous tendue par l’ironie. On ressent une volonté de rythme : scènes courtes, transitions fluides, silences calculés qui laissent affleurer l’arrière-pensée. On mesure à quel point Les Liaisons dangereuses ne sont pas seulement un pamphlet libertin : c’est une autopsie des institutions (mariage, réputation, éducation des jeunes filles) où la langue constitue l’instrument de la domination. Arnaud Denis met au centre cette évidence : « Dire, c’est faire… Et faire du mal, surtout ».
Les éléments du dispositif scénographique (toiles peintes, panneaux mobiles, bougeoirs et bougies et quelques meubles : chaises, fauteuils, paravent, méridienne, console…) composent des salons modulaires où l’on se toise, s’épie, se séduit. Les lumières, ciselées, travaillent le clair-obscur : visages au demi-jour pour les confidences, pleins feux froids sur les aveux ou la chute de Valmont.
Les costumes empruntent à l’esthétique XVIIIe (Le paysage sonore – fragments baroques (clavecin, cordes) et nappes contemporaines très ténues – agit en contre-chant en soutenant la partition verbale sans la colorer à l’excès. Quelques montées musicales ponctuent les bascules : l’embrasement de Tourvel, la signature fatale du pacte Merteuil/Valmont. L’introduction du deuxième mouvement de la Symphonie n° 7 de Beethoven, qui ouvre et clôt le spectacle en contrepoint poignant, « recèle une fréquence vibratoire particulière qui résonne profondément chez les auditeurs, leur permettant de libérer la tristesse, le chagrin, les regrets et les traumatismes passés » (pour emprunter aux propos de Darryl Anka concernant ce fragment musical).

Une distribution magistrale et virtuose
Delphine Depardieu : une Merteuil au scalpel
Delphine Depardieu1 évite la caricature de « monstre stratège ». Sa charismatique Merteuil au scalpel, avance masquée : sourire ambigu, voix posée, art de l’intonation biaisé qui fait de chaque concession apparente un piège. Le grand monologue de l’autoportrait (la formation clandestine, l’indépendance conquise) est dit sans emphase, et c’est précisément ce calme qui glace : la logique d’une femme manipulatrice qui ne demande plus à exister, mais à manipuler et régner agissant par vengeance et orgueil. Des fêlures affleurent lorsqu’elle mesure que Valmont lui échappe qui humanisent quelque peu le personnage sans l’absoudre.
Delphine Depardieu – magistrale, fascinante et troublante – mérite largement le Molière qu’elle a obtenu pour ce rôle.
Valentin De Carbonnières : la course à l’abîme d’un Valmont énergique
Valentin De Carbonnières au regard carnassier imprime au Vicomte de Valmont une énergie de joueur : mobilité corporelle et diction rapide qui, dans le tourbillon qu’il instaure, installe l’assurance d’un homme habitué à dominer et gagner. L’acteur déploie une palette de registres : badinage lubrique avec Cécile de Volanges et ferveur débordante inopinée puis cynisme contraint face à Mme de Tourvel… Dans son dernier tête-à-tête avec Merteuil, où la forte complicité d’antan va se transformer en véritable guerre du fait du «pacte brisé», son assurance se défait : Valmont laisse planer des silences qui signalent la défaite ultime : l’humiliation le conduira à la mort.
Les talentueux partenaires
En Madame de Tourvel, Salomé Villiers – incarnation de la morale et de la fidélité – joue à la perfection la carte de la retenue. Son visage, comme toute son attitude, reflète néanmoins le trouble du combat intérieur qu’elle mène pour ne pas céder aux avances d’un Valmont vers laquelle elle se sent toutefois attirée, un séducteur prêt à tout, même au pire chantage, pour obtenir ses faveurs et auquel elle finira, in fine, par céder.
Marjorie Dubus prête sa grâce fine et juvénile à Cécile de Volanges femme-enfant de 15 ans ingénue à souhait victime de son éducation cloîtrée
Madame de Rosemonde trouve en Michèle André la figure parfaite de mère protectrice emblème (parfois comique) de la morale et de la prudence.
Pierre Devaux dessine un chevalier Danceny, jeune homme sentimental et passionné, manipulé par Valmont et Merteuil et qui servira bien involontairement la vengeance, la désespérance et la chute de cette dernière.
Le public d’Anthéa, particulièrement attentif et subjugué, a réservé un accueil très chaleureux à cette lecture théâtrale acérée de l’œuvre de Laclos aussi passionnante que fascinante. Une réussite d’intelligence et de jeu, dont l’élégance n’étouffe jamais la brûlure portée par des acteurs en état de grâce.
Christian JARNIAT
9 novembre 2025
1Delphine Depardieu peut se prévaloir d’un riche répertoire tant dans le répertoire classique ( Shakespeare, Molière, Musset, Balzac, Wilde, Guitry…) que contemporain
Adaptation et mise en scène : Arnaud Denis.
Décors : Jean-Michel Adam
Costumes : David Belugou
Lumières : Denis Koransky
Musique : Bernard Vallery
Collaboration artistique : Georges Vauraz
Distribution :
Marquise de Merteuil : Delphine Depardieu
Vicomte de Valmont : Valentin de Carbonnières.
Présidente de Tourvel : Salomé Villiers.
Cécile de Volanges : Marjorie Dubus.
Madame de Rosemonde : Michèle André
Chevalier Danceny : Pierre Devaux
Azolan (valet de Valmont) : Jean-Benoit Souihl



