Créée en juin 2022, cette production de La Bohème signée Floris Visser (reprise par Rachel Hewer) comporte un grand nombre d’atouts : le décor unique fort suggestif d’une ruelle pavée s’enfonçant dans un lointain obscur conçu par Dieuweke van Rej ; la lisibilité parfaite de l’intrigue, sa capacité de créer des situations pleines de vie avec une direction d’acteurs fourmillant de détails inventifs ; des jeux de lumière mis au point par Alex Brook (repris pas David Manion) avec une poésie infinie ; la somptuosité des costumes dessinés par Jon Morrell couvrant toutes les nuances du gris anthracite. L’ensemble produit des images saisissantes, autour de cette mort personnifiée qui hante le plateau et l’esprit de Mimi. Enfin une production qui mêle, dans un équilibre parfait, le Réalisme et l’Allégorique ! Nul doute que cette approche, conjointe à l’écrin constitué par cette salle aux proportions idéales, a favorisé une équipe vocale comportant de jeunes chanteurs à l’aube de leur carrière internationale – le credo de Stephen Langridge, directeur artistique du festival.

Ici, la somme vaut plus que le détail. Presque tous les chanteurs jouent comme ils respirent, interagissent les uns envers les autres au service du drame, sans chercher à tirer la couverture à soi. L’œuvre de Puccini ressort dans une forme de simplicité musicale qui va droit au cœur. Inévitable revers de cette médaille pourtant hautement précieuse : certains interprètes révèlent leurs limites face au souvenir d’interprètes fameux autrement plus aguerris.
Le colombien Andrès Agudelo, passé entre autres par le conservatoire de Paris et l’opéra studio de Munich, possède ainsi une tierce aiguë valeureuse et produit des efforts méritoires pour phraser. Mais le bas médium manque encore de corps et l’émission joue davantage sur la densité du timbre que sur les harmoniques aiguës. A plusieurs reprises, il semble également manquer de réserves pour les grands arcs pucciniens. Sans un soutien totalement abouti en l’état actuel, ses piani ont aussi tendance à disparaître, ce qui frappe sur la conclusion du duo « in un coupé » avec Marcello : là où le baryton réalise un diminuendo parfaitement conduit sur le souffle jusqu’à un véritable piano timbré et sonore, la voix d’Agudelo s’évanouit proprement et simplement. La présence manque encore sans doute de naturel et d’implication. Un chanteur encore un peu vert, donc, mais qui accomplit tout de même un parcours honorable.

A l’inverse, Aksel Daveyan propose un Marcello de rêve, avec une force émotionnelle, une aisance scénique, une splendeur de timbre et une assurance technique qui le prédisposent à dépasser au plus vite les Yamadori, Ottokar, Moralès, Sciarrone et autres seconds rôles qu’il a normalement fréquentés jusqu’ici. Avec lenteur mais détermination, les premiers rôles belcantistes lui tendent les bras (Riccardo des Puritani, Malatesta, Enrico dans Lucia, Belcore, Dandini) mais aussi le répertoire mozartien (le Conte, Don Giovanni, Guglielmo) et, pourquoi pas, dans un second temps, les barytons du premier Verdi (Francesco des Masnadieri, Giacomo dans Giovanna d’Arco, Belfiore dans Un Giorno di Regno). Sa voix mordante, son timbre capiteux, son sens de la ligne comme des nuances et son investissement théâtral y feront merveille : nous lui souhaitons donc de rencontrer sur sa route des responsables compétents qui l’engageront au plus vite – mais avec le sens de la mesure ! Piano, sano, lontano.

Le plateau masculin comporte aussi une autre promesse : Darwin Prakash, ancien membre de l’Académie de Glyndebourne et du chœur maison. Il incarne ici un Schaunard de grand relief : quel abattage scénique ! quelle voix saine et bien projetée ! Son futur Guglielmo à l’ENO sera un emploi parfait pour lui. Le Colline de Markus Suihkonen semble plus en retrait, même si sa « Vecchia Zimarra » sonne avec une belle tenue. Darren Jeffery est, de son côté, un Benoît et un Alcindoro sans souci, au même titre que Matthew Nuttali et Hector Bloggs en policiers.

Le bilan relatif aux deux cantatrices de la production s’avère nettement plus contrasté. Musetta scéniquement pleinement convaincante, Camilla Harris n’offre guère de satisfactions vocales, entre un timbre émacié, voire strident, et des nuances difficiles à négocier. Le cas d’Aida Pascu apparaît bien différent. La texture de la voix offre un médium charnu, à la couleur prenante, et de très beaux graves complètent cette densité capable de variations chromatiques. Mais l’aigu, parfois émis par en-dessous, parfois négocié piano faute de réserves, souvent insuffisamment généreux ou pleinement timbré, méritera probablement une reprise technique pour garantir la carrière à venir. Toutefois, l’interprète se donne corps et âme, brûle les planches et il sera impossible d’oublier ce visage dévoré par la maladie, cette silhouette incapable de tenir debout, cette démarche de funambule au bord du précipice à faire pleurer les pierres au III et au IV. Une performance artistique qui rachète les quelques réserves évoquées précédemment.

Toute cette troupe – au sens le plus noble du terme – se trouve dirigée par Adam Hickox, jeune chef de 29 ans et fils de Richard Hickox. Rien à reprocher à l’orchestre, d’une texture souple, avec des beaux soli instrumentaux et dont l’équilibre des pupitres sert la cause puccinienne avec talent. Les options prises par le chef nous semblent, a contrario, sujettes à caution. En première partie, cette tendance fâcheuse trop souvent observée chez les jeunes chefs actuels à fragmenter le discours, à proposer des segments en lieu et place des arcs dramatiques attendus dans le genre lyrique provoque une impression globale de lenteur voire de dislocation de la musique, par-delà les choix de tempi acceptables adoptés pour les ” grands airs “. Mais le théâtre puccinien et l’écriture musicale si révolutionnaire mise en jeu ici s’accommodent mal de cette vision parcellaire. Le soutien apporté aux chanteurs fluctue lui aussi et le chef ne respire pas assez avec eux – quand le souffle vient à leur manquer, des décalages se font jour. L’acte III – le mieux écrit de la partition – propose enfin cette tension théâtrale indispensable, et les pauses disparaissent au profit d’une action réellement traversée par la musique. Enfin, les couleurs vespérales puis sépulcrales du IV sont, elles, parfaitement en situation.
Une soirée qui va ainsi crescendo et finit par créer son lot d’émotions et de beaux souvenirs.
Laurent ARPISON
28 octobre 2025
Direction musicale : 
Adam Hickox
Mise en scène : 
Floris Visser
Reprise par Rachael Hewer
Rodolfo
 : Andrés Agudelo
Mimì
 : Aida Pascu
Marcello
 : Aksel Daveyan
Musetta
 : Camilla Harris
Colline
 : Markus Suihkonen
Schaunard : Darwin Prakash
Benoît/Alcindoro
 : Darren Jeffery
La mort/Parpignol
 : Christopher Lemmings
Agent des douanes
 : Matthew Nuttall
Sergent des douanes 
 : Hector Bloggs
The Glyndebourne Sinfonia
The Glyndebourne Chorus
Chef des chœurs :  Aidan Oliver
								




